Yoann Bourgeois, artiste de cirque et codirecteur du Centre national chorégraphique de Grenoble, livre son point de vue sur ce qui lie les créateurs et les œuvres dans l'histoire de l'art du cirque.
L’histoire de l’art est une suite infinie de réinterprétations et de détournements d’idées, de motifs, de références. Toute création est à la fois le creuset et le lieu dynamique de multiples filiations, ruptures et influences, proches ou lointaines, d’où la singularité du geste d’auteur fait naître une œuvre originale.
L’histoire du cirque n’est pas différente. Pourtant, la mythologie de l’Inventeur s’y montre encore un peu agissante. Mon hypothèse est que l’histoire du cirque contemporain peine à se constituer en tant que telle, du fait d’une quasi-absence de répertoire, du fait peut-être de ses fractures d’avec ses périodes plus anciennes, du fait sans doute de sa récente institutionnalisation, du fait enfin d’une certaine résistance intrinsèque à l’écriture.
Cependant, tout artiste s’inscrit dans une histoire dans laquelle il puise et il contribue. Les artistes de cirque en oublieraient-ils les entrelacs complexes d’héritages et les résonances multiples de leur époque ? Il me semble que le processus de création se nourrit sans cesse de la mémoire et de l’instant, d’intuitions et de réflexions, de réminiscences et d’influences, qu’il noue ensemble de façon inédite pour composer une nouvelle vision, car une œuvre est innervée par l’intention qui lui donne vie, qui fait sens et fonde sa singularité. La réduire à l‘assemblage d’extraits décontextualisés vise à en éroder tous les reliefs : à la nier.
Faut-il crier au scandale dès lors qu’un artiste use d’un agrès, ou d’une technique, expérimentés par d’autres ? L’avenir d’agrès, tels la roue Cyr ou le tissu, devenus aujourd’hui des disciplines transmises dans les écoles, aurait pu tourner court…
Prenons le temps de développer deux exemples. Le « rewind » est un procédé apparu à la naissance du cinéma dans certains jouets optiques. Les possesseurs d’un zootrope connaissaient même, 60 ans avant l’invention du cinéma, le spectacle fascinant de l’inversion du mouvement. Plus tard, ce procédé s’est développé largement avec l’avènement des applications numériques, dont la plus célèbre « boomerang » proposé par Instagram ! Aujourd’hui, les utilisateurs se comptent par million. Il faut tout au plus une minute pour faire un « rewind » en vidéo. Dans Scala, je recours à ce procédé… Mais en le déplaçant et en m’inspirant des Wakouwa, jouets articulés en bois inventés par le Suisse Walther Kourt Walss dans les années 30. Il m’a fallu quatre années pour mettre au point techniquement du mobilier à échelle humaine qui se déconstruit et se reconstruit réellement et donne cet effet de réversibilité du temps.
Le culbuto est un autre jouet ancien, dont les descriptions datent de la dynastie Tang, au VIIe siècle. De très nombreuses appropriations et déclinaisons de ce principe ont existé à travers les siècles. Dès les débuts du cinéma, on trouve des culbutos humains. Ainsi Laurel et Hardy des années 30, qui m’ont beaucoup marqué, mais d’autres aussi comme celui de Gaston Lagaffe, les Pokémon ou Oui-Oui ! Dans le domaine du spectacle de très nombreux culbutos ont existé, sous différentes formes dont le formidable « monsieur culbuto » de Pierre Pelissier avec qui je collabore ponctuellement pour concevoir mes propres culbutos !
Ces lignées généalogiques font surgir des variations innombrables de motifs qui stimulent à leur tour la créativité d’autres artistes par associations, digressions ou transgressions. De mon point de vue, dans le spectacle vivant, la juxtaposition hasardeuse de motifs ne compose toutefois pas une œuvre, sauf à la considérer comme une succession de fragments décousus, sans trame ni âme. Il y manque fondamentalement l’écriture, c’est-à-dire l’agencement, particulier, de tous les éléments de la représentation. Ces éléments (lumière, espace, son, geste, rythme, objets...) s’agencent en relations dans une équation unique : l’écriture du spectacle. C’est cette équation très personnelle qui confère une dose d’originalité à notre pratique.
J’ai toujours considéré le cirque comme un art, et c’est la raison pour laquelle j’ai mis tellement d’amour dans la composition, l’écriture et le traitement de motifs. J’ai entrepris depuis maintenant dix ans un travail de variation continue autour de quelques motifs récurrents, qui sont certes communs, mais j’ai mis tout mon cœur pour créer, je l’espère, des pièces originales.
L’usage des œuvres ne saurait se confondre avec l’usage de certains motifs, dont les associations se déploient potentiellement à l’infini. Pour dépasser les petites querelles, le débat serait utile, et sans nul doute passionnant. On pourrait échanger sur les œuvres, partager les conceptions de l’écriture, aiguiser la pensée sur le geste d’auteur, réfléchir au rapport à la tradition, aux affinités et différences générationnelles… Peut-être même à ce qui pourrait « faire » histoire de notre art, le cirque.