À travers Et pourquoi je dois parler comme toi ?, cette « humanité à l'état pur » est ce à quoi s'est attachée la comédienne et auteure Anouk Grinberg, réunissant les dits et textes de ceux qu'on écoute peu car on les considère différents, étranges et marginaux, selon la norme conformiste :
« De l'Art brut, on connaît la peinture, la sculpture, les broderies, mais pas les textes bruts. Ce sont des témoignages écrits par des hommes, des femmes et des enfants affamés de vérité, que les familles ou la société ont expulsés du monde, enfermés souvent dans des asiles », écrit l'actrice.
Ces textes sont écrits par Babouillec, Franco Beltrametti, Aloïse Corbaz, Samuel Daiber, Emily Dickinson, Hernst Herbeck, Jacqueline, Henri Michaux, Lotte Morin Jego Hestz, Jules Pages, Marguerite Pillonel, Justine Python, Romain, Jeanne Tripier, Robert Walser, Adolf Wölfli et nombre d'anonymes dont les propos et les paroles poétiques - expression ultime de soi - sont fulgurants. « Anormaux » - mais qu'est-ce que la norme ? Et alors ? - ou simples d'esprit, tel est le jugement des autres prétendument assurés et rassurants que l'insolite, l'inapproprié et l'inattendu effraient ou déstabilisent ; or, les premiers concernés ne le voient pas de cet œil-là, ils revendiquent une existence qu'ils voudraient non empêchée : « Je suis normal, dit l'un d'eux, il aurait fallu le réalisater… Je ne veux pas qu'on me rature de la circulatute. Je ne veux pas qu'on m'orpheline. »
Spontanéité et justesse de mots réinventés selon une ré-ordonnance significative et toute intuitive. Pour l'interprète et auteure encore, « ces œuvres sont du pur jaillissement, qui ne tient compte ni de l'attente, ni du regard des autres ; elles obéissent juste à la nécessité impérieuse de dire ce qui est, enchanter le moment ou le dénoncer, et se tenir au plus près de soi. C'est sans chichi littéraire et humain, on a un accès direct au feu intérieur, et ce feu est bizarrement rafraîchissant. » Et le public écoute, entre autres, des paroles déchirantes - des blessures - éprouvées au tréfonds de soi quand l'une supplie ses « parents chéris » de venir la rechercher « dans les deux jours » immédiats, depuis le temps si long qu'elle les attend, abandonnée et seule dans ce lieu inconnu.
L'un affirme qu'il se sent tel un livre que personne n'aurait jamais ouvert ni lu aucune page. Un autre assure, en confidence, que le soleil n'en fait qu'à sa tête et que la Terre n'est pas ronde. Des jaillissements d'images - métaphores - qui mettent en poésie brute une réalité personnelle vécue dans la douleur et la souffrance intime, et jetée brutalement dans la nudité et la crudité du monde. Les dates s'échelonnent au cours du XXe siècle et du début XXIe, et les lieux de résidence des soins hospitaliers, Ville-Evrard, Maison Blanche, Sainte-Anne et Marsens en Suisse; les espaces de réception des œuvres d'art de ces patients : la collection de l'Art brut de Lausanne, entre autres, comme le LaM -Lille Métropole Musée d'art moderne, d'art contemporain et d'art brut… Pour le metteur en scène Alain Françon, ces poèmes en prose, ces dits formulés, sont traversés par la nécessité, la révolte, la rage, la souffrance, l'humour, l'éclat de rire, la drôlerie, l'amour.
Babouillec, née en 1990, est autiste, n'a jamais parlé, n'est jamais allée à l'école, n'a jamais appris à lire. Pendant vingt ans, elle est restée étanche à toute communication avec l'extérieur. Puis, sa mère découvre un jour qu'elle sait lire et écrire, mais où a-t-elle appris et depuis quand ? Elle invente pour sa fille une boîte en bois, où les lettres de l'alphabet sont rangées ; Babouillec les prend les unes après les autres, et forme des phrases qui deviennent de longs textes incandescents. Ainsi, l'auteure d'Algorithme éponyme écrit : « L'écriture est mon arme secrète. J'adore appuyer sur la gâchette, balancer des munitions pour faire péter le son et me faire entendre. »
Moments de colère ou de jubilation, instants de rage ou d’éloge de la vie, en dépit de tout, la force existentielle de ceux qu’on considère comme des « laissés-pour-compte » ne semble pouvoir être entamée ni abîmée, tant l’énergie, la tonicité, la vigueur, la vivacité et l’envie de se dire s’impose. Anouk Grinberg - œil vif, mimique de facétie ou bien de vérité âcre qu’accompagne au sens fort le musicien Nicolas Repac avec sa collection d’instruments de musique hétéroclites, présente les malices mesurées et les joies arbitraires d’un beau duo beckettien - silhouettes post-modernes en pantalon court, veste sombre et chapeau melon, attendant patiemment la suite des jours. Et le corps dansant par instants de la comédienne exulte au-delà même des contrariétés éprouvées. Vivre est une expérience dont chacun s’empare bon an mal an - poésie et art -, qui qu’on soit. Un spectacle intense, plein de délicatesse, à l’écoute des notes poétiques et musicales de l’être.
Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? d'Anouk Grinberg, mise en scène d’Alain Françon, du 22 septembre au 16 octobre au Théâtre de la Colline à Paris.