Pour commencer, avant même d’entrer dans la salle de théâtre, est offerte au public la belle impertinence d’un acte de foi des acteurs et actrices en lice face à l’enjeu de l’œuvre défendue :
« (…) Moi (prénom, nom), fille de - ou fils de - (prénom, nom) mon père et de (prénom, nom) ma mère née (nom de jeune fille) née le (date de naissance) en toutes lettres (lieu de naissance) reconnaît pouvoir réciter l’œuvre en question à l’endroit comme à l’envers par cœur entièrement. Je le jure. » Cette génération de jeunes gens, apprend-on, a vu le jour dans les années 1990.
Fusent les paroles intempestives des huit comédiens et comédiennes de l’ensemble artistique du T°, Théâtre Olympia - centre dramatique national Tours - dirigé par Jacques Vincey, et qui prennent joyeusement à partie les spectateurs dans le hall du Théâtre Olympia de Tours. Résonne d’emblée un air de famille complice entre l’écriture de Novarina et celle de William Pellier.
Lisons la note de celui-ci : « Nous espérons vivement que la Grammaire ne raconte ouvertement rien, mais éveille confusément en chacun QQCH… » Facétieuse appellation à comprendre comme la libido, l’attirance sexuelle, qu’un être peut éprouver pour un autre, sachant que chacun vit indépendamment ces deux réalités : d’un côté, raison, conscience de soi, condition sociale, et de l’autre, corps et désirs indomptables ou ingouvernables d’une loi primitive libre et non jugulée. L’auteur fait allusion, parlant de sa pièce, à un réjouissant jeu de société, les phrases étant à « débiter comme un coup de hache dans l’obscurité avec pour mission de se créer son propre personnage pour aller se l’empoigner avec autrui dans la lumière en tâchant de le faire durer le plus longtemps possible au cours du jeu social ». Il évoque encore une chasse à l’homme…
Une image de l’homme prédateur que le public, installé dans la salle, retrouve sur la scène : vêtus d’uniformes de chasse - tenues de camouflage, combinaisons de fausse fourrure ou de fausses plumes vertes ou kaki -, les interprètes sont dans l’obscurité, devant un rideau de voile transparent, alignés et debout face aux spectateurs, ils estiment la vie comparable à un combat. Ils invectivent et épinglent en chœur, successivement et alternativement, le corps de l’homme doué de parole, depuis l’oreille, les yeux, la bouche et son émission d’une de pâte de mots qui descend du cou aux épaules, membres, torse et « sekse » auquel il est largement fait allusion. Reconsidération de l’homme créé tel qu’il est avec des attributs dont il ne peut guère se départir, mystère du monde et énigme de la création d’un individu à la fois isolé et rassemblé socialement... Les mots ne semblent vivre qu’ouvertement et spectaculairement, déversés et incontinents, en une faconde jouissive et haletante, rythmée par une volonté d’en découdre - la hargne à vivre enfin.
Mammifères certes, les hommes et les femmes n’en dépendent pas moins d’une grammaire relative aux émotions. Ils seront observés par un public qui les verra évoluer, seuls sur le plateau, en duo, ou bien ensemble. À vue, les acteurs et actrices s’exposent sans réserve, ayant appris par l’art du théâtre à être avant tout eux-mêmes, tranquillement, doués chacun d’une vraie singularité. Danse gracieuse classique, gymnastique plus radicale, chant et art facétieux de la déclamation.
Sommairement et librement habillés, plus ou moins revêtus de dessous de corps pudiques, les interprètes arpentent la scène comme des poissons vifs dans l’eau de leur aquarium, d’autant que sur le mur de lointain, est suspendue depuis les cintres une fresque d’un paysage boisé et verdoyant. Quelques plantes d’appartement et les rappels d’une jungle primitive en soi sont nombreux - scénographie admirable, à la fois simple et fantasque, de Mathieu Lorry-Dupuy.
Tous les jeunes acteurs se révèlent lumineux et attachants - les huit comédiens et comédiennes : Alexandra Blajovici, Garance Degos, Marie Depoorter, Cécile Feuillet, Romain Gy, Hugo Kuchel, Tamara Lipszyc, Nans Mérieux. Le metteur en scène Jacques Vincey les dirige de main de maître. Les uns dansant ou palabrant ou bien regardant en spectateur, tous gracieux et éloquents dans ce plaisir et cette contrainte d’habiter la scène, ils dispensent peu à peu et égrainent patiemment ce délicat goût de vivre - découvrir, rencontrer et aimer. Clairvoyants quant à l’avenir, ils explorent et expérimentent intuitivement le partage et l’échange tonique avec l’autre, et en même temps savent la solitude, dernier bien échu à l’être dans l’existence: ils n’en jouent pas moins un jeu gourmand, qui fait l'admiration du public, attiré par cet enthousiasme choral, la conscience libre d’une jeunesse qui connaît ses goûts et attraits sans faire l’impasse sur les désenchantements et petites amertumes.
Par les sièges et fauteuils rouges de théâtre installés sur la scène - théâtre dans le théâtre -, le spectacle interroge l’homme et cette création « mammifère » qu’il représente mais aussi l’art de jouer depuis la scène vers la salle en imposant un récit, une histoire et un vrai protagoniste. Réalité de la vie quotidienne d’un côté, et nécessaire vertu du rêve et du songe onirique, de l’autre.
Reste à vivre avec les jours qui passent et l’art - promesse généreuse et vérifiée d’être au monde.
Grammaire des mammifères, du 3 au 13 novembre au Théâtre Olympia - Centre dramatique national de Tours, et du 1er au 4 décembre au TnBA -Théâtre national Bordeaux en Aquitaine.