Le magicien Cotrone et sa troupe vit à l’écart, dans une villa où les pouvoirs de l’imaginaire, de la magie et de l’irréel prédominent. Ils y accueillent la troupe de théâtre de la comtesse Ilse, ruinée et rejetée après l’échec de La Fable du Fils Substitué que la troupe cherche à jouer en dépit de tout.
Cotrone propose aux acteurs de répéter et de représenter la pièce à l’intérieur de la villa, en s’appuyant pour la comprendre sur les forces imaginaires du lieu, mais la comtesse refuse et affirme que la pièce ne peut se contenter d’un lieu si retranché, et doit être jouée devant le public. Ces comédiens bateleurs perdus dans leur rêve sont parvenus dans un pays qui n’est plus le monde réel mais lieu de la libération des songes, et s’opère le croisement de quatre groupes de figurants, des interprètes, acteurs et comédiens qui portent tous la parole poétique - un concert.
D’abord, des comédiens qui, à force de s’incarner dans des personnages successifs, ne sont plus des êtres réels - le comte ruiné pour celle qu’il aimait, la même ilse qui n’a pas osé s’avouer qu’elle aimait le jeune poète qui s’est donné la mort : les déboires de la troupe viendraient de l’insincérité. Puis, Cotrone qui est le démiurge d’une autre troupe de fantômes qui jouent des hallucinations; ensuite, des marionnettes qui vont s’animer aussi, entrer dans le jeu et prendre part à la comédie - pantins de carton découpés et accrochés deux à deux sur un fil qui les fait glisser, ou des figurines de scène incarnées - personnes vêtues de leurs atours et portant masques et loups d’apparat. Enfin, les êtres grossiers et stupides, les Géants de la montagne que nous ne verrons pas, qui devaient apparaître dans le dernier acte de la pièce inachevée de Pirandello, reprise par son fils.
Le monde de Cotrone ne connaît plus de limites entre le possible et l’impossible, les êtres vivants et les fantômes : Voilà tout ! Les rêves, la musique, la prière, l’amour… , tout l’infini qui est dans l’homme, vous le trouverez à l’intérieur et autour de cette villa. » Soit l’irréalité de notre condition. Ne vivant que de leur art, des bateleurs ambulants dans un monde qui se détourne d’eux, les comédiens touchent à l’extrême limite du dépouillement, telle l’expérience de l’ascète : « Quand vraiment vous ne désirerez rien, alors vous aurez tout », s’écrie Doccia. Et Cotrone, de son côté : « Il nous suffit à nous d’imaginer, et tout de suite, les images deviennent vivantes ». Le pouvoir du théâtre que place la pièce en exergue est repris dans la mise en scène de Marie-José Malis.
« Les Géants de la montagne symbolisent l’époque de la technique triomphante, d’une invention qui ne se satisfait pas de rêves et d’apparences, mais entend façonner le réel. Dans la société future, où régnera l’inégalité, les maîtres, les géants, les « surhommes », nouveaux rustres brutaux d’une seconde barbarie, dicteront les lois et imposeront leurs méthodes. Des ouvriers donneront leur liberté pour un bien-être standardisé, pour des loisirs dirigés. Ils voudront un univers à la mesure de leur démesure, promothéen, titanique, où les machines tourneront sans fin dans de gigantesques usines. » (Pirandello par J. Chaix-Ruy, Editions universitaires, 1957.)
Soit la vision d’un monde absolument utilitaire où l’art peu crédible ne prendrait que peu de place. Ilse et les siens n’ont pas écouté ni compris le conseil de Crotone : les Géants demandent un art facile. Cotrone, à l’image de Pirandello, désire briser les barrières qui séparent les êtres, dissiper les malentendus qui divisent et les désaccords dus aux calculs, à la passion - un rêve poursuivi. Avec sa troupe de fidèles et autres, Marie-José Malis offre au public une mise en scène en phase avec ce rêve d’une nature préservée et de songes vivants authentiques où la vérité a droit de cité.
La scénographie ouvragée décline une série de panneaux et petits rideaux, associés aux costumes des comédiens, qui glissent sur leur fil silencieux sur la scène, laissant apparaître le vide du plateau : des figurines dessinées, et les acteurs et les habitants de la villa distincts à peine. Tous portent des vêtements cousus de vent et d’air frais, entre monde floral et tapisseries artisanales.
Des brins d’herbe et des fleurs champêtres peignent le fond du décor, un rideau ensoleillé avec trous desquels surgit la tête des locataires et bateleurs de la villa; des bouquets de fleurs séchées ou de brindilles tombent d’une galerie élevée depuis les cintres, lancés de ces hauteurs par Anne-Sophie Mage, dont le rôle oscille entre personnage, narratrice, actrice et technicienne de plateau. Sur la scène, les interprètes se glissent dans de belles figures théâtrales, portant des masques. Ce monde de passage entre scène et salle, vivants et ombres, est infiniment vivant, la comtesse observant Cotrone et les différents niveaux de théâtre égrainés entre fosse et plateau - la public de spectateurs, la comtesse qui regarde et marionnettes, effigies, personnages scéniques. Ecoutons le magicien Cotrone, grand ordonnancer des lieux, metteur en scène et manipulateur manipulé :
« Nous sommes, ici, comtesse, comme aux jointures de la vie. Sur un ordre, ces jointures se descellent : c’est l’invisible qui entre; les fantômes s’exhalent. C’est chose naturelle. Il se passe ce qui arrive d’ordinaire dans les rêves. Je le fais arriver en état de veille. » Avec les musiques de Bach, Eliasson, Jammes, Nicolas, Pärt, Prokovief, déclinées dans la douceur, entendre parler de théâtre, rêve et songe, réalité prétendue : un enchantement scénique.
Les Géants de la montagne de Luigi Pirandello, mis en scène par Marie-José Malis. Du 8 au 19 février 2023 à La Commune – Centre dramatique national – Aubervilliers