Tentative de rentrer chez soi, L'Odyssée pour l'histoire européenne s'est achevée dans l'indicible des camps d'extermination. Face à la politique ultra-conservatrice du gouvernement polonais, le metteur en scène et directeur du Nowy Teatr de Varsovie - Krzysztof Warlikowski - résiste contre l'amnésie qui déforme l'Histoire, en mettant en parallèle L'Odyssée d'Homère et celle d'Izolda Regensberg, héroïne des années quarante qui a provoqué sa déportation pour sauver son mari.

Hanna Krall, journaliste et scénariste de Krzysztof Kieslowski, écrivit dans les années 1980, selon le vœu d'Izolda, sa biographie romancée qui ne lui plût pas, elle qui rêvait d'un film avec Liz Taylor. L'Odyssée. Une histoire pour Hollywood est ainsi le voyage d'Homère et de son héros Ulysse jusqu'à Hanna Krall et son héroïne Izolda, femme juive qui, durant la Seconde Guerre mondiale, accomplit des actions dignes des exploits de l'homme au mille tours pour survivre à la barbarie.
D'un côté, il y a les hommes, Ulysse d'abord qui revient de ses longues années d'absence auprès de Pénélope et des siens, à peine reconnu, et, en parallèle, Shayek, sorti du camp, mari d'Izolda, égaré, tous deux devenus des étrangers aux yeux des leurs sur le chemin d'une errance indicible. Il faut compter également, quant à la virilité, en vrac, avec le fils Télémaque, Roman Polanski, le producteur américain Robert Evans, Martin Heidegger, et Claude Lanzmann, lors du tournage de Shoah, avec l'évocation tendue, vertigineuse d'émotion et de larmes du « coiffeur de Treblinka ».
De l'autre, il y a les femmes, Pénélope réduite à l’attente infinie, et Izolda, battante qui raconte sa vie, et aussi les déesses - une Calypso glamour qui fait son numéro de charme de cabaret dansant dont le metteur en scène polonais a le secret -, les stars kitsch, Elizabeth Taylor, les présentatrices audiovisuelles et la narratrice Hanna Krall, auteure du Roi de cœur et des Retours de la mémoire. N'oublions pas non plus l'iconique Hannah Arendt, en costume de ville près de la forêt profonde. Les deux histoires ne se rencontrent pas, elles se croisent, passant d'un espace-temps à l'autre - de la réalité allemande à la réalité russe des années 40 jusqu'à la réalité américaine des années 60 ou 80, tels des éclats qui éblouiraient les mémoires présentes, endormies ou en passe de l'être.

Un panorama hétéroclite d'analogies inattendues, d’associations libres qui vont de paysages désuets à des images vidéo réactivées de héros antiques ou contemporains de b.d. et jusqu’à une série de personnages désuets sortis de leurs limbes et de leur temps afin de réfléchir le monde. Fragments juxtaposés, puzzle, patchwork, cocktail secoué dans un shaker, vidéo et extraits de films, le spectacle semble échapper aux attentes, alors que les premières images dessinaient de belle promesses scéniques et dramaturgiques : l’arrivée initiale d'Ulysse depuis son enfermement symbolique dans des structures rectangulaires hautes et métalliques qui se déplacent silencieusement de cour à jardin - marque de fabrique des spectacles de Warlikowski -, des geôles entourées de grilles et de grillages depuis lesquelles s'extraient ceux qui veulent vivre.
De même, sont percutantes ces images esthétisantes d'Izolda dénudée - façon Marilyn -, interrogée et soumise aux violences, humiliations et tortures des hommes indignes au pouvoir : allongée, gisante, la figure féministe de résistance éloquente ne se rend jamais. De même, la boutique de jeans que tient Izolda à Vienne après la guerre est restituée à la façon d'un tableau de Boltanski, des rangées élevées de pantalons suspendus - formes vides de triste mémoire. Et le client ne parviendra qu'avec nombre de difficultés à enfiler et choisir le vêtement qui lui sied - une impossibilité à vivre quand s'impose l'angoisse existentielle, un confort intérieur à jamais révolu. Moins convaincante car trop convenue est la séance caricaturale d'interview à Los Angeles entre Krall, Taylor, Polanski et Evans, même si la part d'humour, de jeu amusé et de distance est convoquée. Quant au rendez-vous autour de fruits rouges, entre Arendt et Heidegger, il est simplement grotesque, même si l'heure des bavardages est à la philosophie et même à l’écologie. Reste la force des images de Shoah de Lanzmann qui exercent leur même pression invulnérable.
L'Odyssée. Une histoire pour Hollywood de Krzysztof Warlikowski, du 12 au 21 mail 2022 au Théâtre de la Colline à Paris.