Le spectacle Marilyn, ma grand-mère et moi, sous des airs de cabaret, met en scène une actrice, accompagnée d’un pianiste qui, sous prétexte de rendre hommage à Marilyn Monroe, entremêle le destin de la star et celui de sa grand-mère, des figures féminines nées toutes deux en 1926. Entre Hollywood et Colmar, l’auteure-comédienne Céline Milliat Baumgartner évoque le corps de la femme, de l’actrice, la maternité désirée ou non, la jeunesse qui s’éternise ou bien s’interrompt.
En convoquant ces mythes, la féminité d'aujourd'hui est interrogée, ainsi que la place à prendre dans le monde, quand on est femme.
Et la plasticienne et metteuse en scène Valérie Lesort crée avec brio ce spectacle ingénieux et amusé qui fascine autant l'œil comblé que l'esprit en éveil.
Le projet théâtral de Céline Milliat Baumgartner est éloquent – justesse et sincérité - à l'orée de cette performance scénique nouvelle. En 2018, l’auteure et comédienne interprétait déjà Les Bijoux de pacotille, un premier texte autobiographique créé par Pauline Bureau. L'histoire douloureuse en était forte et émouvante, qui exposait et commentait a posteriori – distance et recul temporels bienvenus -, la souffrance d'une enfant dont les parents ont disparu tragiquement. L'auteure a l’art de distiller un récit dramatique de fantômes – les êtres qui restent et vous accompagnent, maintenant leur présence existentielle malgré leur disparition physique. Les histoires de fantômes et de contes modèlent chacun en secret, d'autant si elles sont vraies : le fantôme de la propre grand-mère de l'actrice se lie à celui de la star américaine, deux spectres paradoxalement radieux qui participent de la construction même de la jeune femme d’aujourd’hui.
Marie-Thérèse est devenue subversive malgré elle : avant d'être grand-mère, elle a été une amoureuse passionnée puis délaissée, une mère aimante puis défaillante, qui quitte son travail, son foyer, ses enfants car elle n’est plus regardée par son mari chirurgien, happé par sa haute mission médicale et sa position de pouvoir, autour de quoi tourne le monde – ses plaisirs égoïstes. La femme niée a l’audace et le cran de risquer sa vie pour une liberté cher payée. Insatisfaite, elle quitte son confort pour être enfin elle-même, privilégiant plus tard sa relation avec sa petite fille. En invoquant cette ascendante non conformiste et sentimentalement proche dont elle s'est occupée à son tour, Céline Milliat Baumgartner s'est attachée par la même occasion à Marilyn Monroe, dont le poster a décoré sa chambre d’enfant, pour la reconnaissance des deux femmes.
Ces deux mêmes figures ont été ainsi en quête d'une place à prendre dans le monde – et non pas une place assignée par les autres – la société et les hommes. Être enfin tout simplement femme, mère, et actrice de sa propre vie, à tout instant, face à son propre corps qui vieillit irréversiblement. Une question universelle qui traverse toutes les générations et à laquelle n'échappe pas l'auteure. Pour décor, dans le lointain, un meuble haut, garni de tablettes et fermé par des battants, servant à ranger le linge, et les vêtements dans la penderie, d'apparence solide et presque protectrice, et dont le bois sombre irradie – une armoire normande qui tient lieu de petit théâtre dans le théâtre.
Jolie mise en abyme des scènes vécues, l'armoire s'impose avec son faux fond duquel on peut apparaître subrepticement ou re-sortir, la cachette enfantine d'un dressing-room avec ses portes qui s'ouvrent – miroirs et rideaux pailletés -, le cadre d'une petite scène préparée et sophistiquée. Refuge à la fois de la féminité pour les choses à soi qu'on protège, et celui de la vieillesse, le meuble lourd rappelle Le Buffet d’Arthur Rimbaud, ses « fouillis de vieilles vieilleries », ses « linges odorants » et ses « fichus de grand-mère », ses « fleurs sèches » et ses « cheveux blancs ». Une fois fermées les portes de l'armoire, apparaît comme dans un songe la piste de cirque ou de cabaret, un cercle lumineux et doré autour d’un tapis sombre avec un micro sur pied en son centre, soit l'espace révélateur de la protagoniste – verbe et mouvement -, un triple territoire féminin – Marilyn Monroe, la grand-mère et la petite fille du passé en jeune femme du présent.
À la fois sensuelle et enfantine, Marilyn Monroe (1826 -1862) s’est battue toute sa vie pour s’imposer en tant qu’actrice, star à l’ancienne qui voulait encore que son jeu soit un art et non un produit hollywoodien, devenue icône du pop art dans un portrait métamorphosé par Andy Warhol. Désireuse d'être mère, elle subit une fausse couche alors qu'elle joue la comédie sur les plateaux : « Je suis la Reine ensanglantée, la femme trompée, volée, déçue, qui a tellement voulu y croire, qui voulait le pouvoir, le succès, Hollywood à ses pieds, mais aussi être belle, être jeune, être aimée, qui voulait un trésor, un enfant, et finit éperdue, seule, pauvre, droguée, demi-folle. »
Céline Milliat Baumgartner porte une robe blanche scintillante de fraicheur, bientôt recouverte de sang, le rouge blessé des mains assassines de Lady Macbeth qui disparaîtra quand la comédienne réactualisée prendra son destin en main, petite-fille symbolique de l'icône disparue. L'interprète avait précédemment mimé les gestes malaisés et violents d'un avortement imposé par le futur aïeul peu attentif à l'aïeule en devenir : l'actrice dessine une crucifixion à l'envers – tête en bas et jambes écartées tendues en l'air : « Pour devenir une star à Hollywood, il ne fallait pas être mariée, ni être enceinte. C'était marqué sur le contrat. Quand elle avait vingt ans ma grand-mère Marie-Thérèse travaillait à l'hôpital de Colmar. Et elle était enceinte. Et même pas mariée… »
Céline Milliat Baumgartner ne joue jamais ni n'incarne l'avatar de la déesse Vénus que représenterait Marilyn Monroe, elle ne porte nulle perruque blonde platine, transférée brièvement, par jeu, à son acolyte Manuel Peskine, compositeur, musicien et pianiste, qui lui donne la réplique. Et Raphaël Bancou en alternance. La comédienne cultive à la fois une belle réserve pudique et une expression de soi convaincue, dénonçant sans amertume une réalité âpre dont elle inventorie avec rigueur les épreuves vécues. L'histoire des trois femmes est relatée en un petit théâtre et cabaret facétieux, dont le rayonnement repose sur la présence de la comédienne, apaisée et sereine, attentive à la qualité de l'existence, selon un choix raffiné d'airs tour à tour joyeux et mélancoliques, et à travers la scénographie d'enchantement de Valérie Lesort qui accentue encore ce plaisir du spectateur à saisir la vie à vif.
Marylin, ma grand-mère et moi de Céline Milliat Baumgartner, par Valérie Lesort, du 11 janvier au 9 avril, au Théâtre du Petit Saint-Martin, à Paris.