Ce spectacle plein d'humour et de rire sur soi mêle et emmêle à plaisir Grande et petite histoire sur la question de la judéité et de l'antisémitisme. Pour le plus grand bonheur du spectateur.

Stéphane Schoukroun et Jana Klein vivent ensemble depuis dix ans. Avec la compagnie (S)-Vrai, ils procèdent, pour créer leurs spectacles, à des enquêtes de terrain dont ils tirent les éléments des fictions qui mettent en scène non seulement les crises et les lignes d'achoppement que leurs enquêtes révèlent, mais aussi le processus de création.
Une manière de montrer comment le passé travaille en nous, comment il reste une matière vivante dont les répercussions sont perceptibles dans nos comportements. Né durant le premier confinement, Notre histoire ne déroge pas à la règle. Mais cette fois-ci, il interroge le couple qu'ils forment – elle Allemande, lui juif originaire du Maghreb – à la lueur de la remontée de la remontée de l'antisémitisme en France et des récents attentats.
Un couple emblématique
Il faut dire qu'ils sont exemplaires. Lui, juif séfarade, elle, Allemande, fille d’un résistant tchèque déporté à Dachau et d'un grand-père nazi. Chacun porte son propre bagage – sur scène, leur valise est pleine de pavés accumulés, des pierres de leurs souvenirs qui pèsent de tout leur poids –, l'héritage revendiqué ou imposé de son appartenance. Même si la Shoah est davantage pour lui l'expérience vécue des juifs ashkénazes – la distinction entre les deux groupes est parfois un motif de friction, ou à tout le moins de railleries réciproques, au sein de la communauté juive, différences de culture et de type d'allure obligent – et même si Jana a chassé l'Allemagne de son vécu en choisissant de vivre en France. Ils forment à eux deux un raccourci historique, d'autant plus éclairant qu'il est à vif, vécu au quotidien et dans une relation intime. Aussi, lorsqu'il lui donne rendez-vous à Berlin, la remontée des souvenirs est-elle vécue par chacun très différemment. La ville, aujourd'hui, porte la trace indélébile des exactions nazies et de la culpabilité allemande, traduites en ensembles monumentaux pour que le souvenir demeure et que l'histoire ne se répète pas. Pour lui, n'est-ce pas une volonté, dit-elle, de « se saouler de chagrin » ? Et pour elle, qui a refusé cet héritage, n'est-ce pas d'une certaine manière lui faire porter un fardeau dont elle n'a pas de part ?

Une histoire intime
Dans un décor composé de voiles de plastique froissés qui évoquent la manière dont notre mémoire fonctionne – un gigantesque foutoir qui masque des éléments qu'on ressort parfois de dessous, comme les comédiens extraient les souvenirs qu'ils vont poser sur scène, Stéphane et Jana racontent. Les circonstances de leur rencontre, leurs questionnements, leurs querelles. Quand il l'a rencontrée, il la croyait juive – elle s'appelle Klein, comme dans le film de Losey. Elle lui rétorque que Klein, en matière de nom, c’est comme Dupont en France. Les réactions des familles sont abordées avec humour, ainsi que les questions qui pourraient fâcher dès qu'un enfant paraît. Circoncision si c'était un garçon ? Conversion de la mère pour conserver une judéité qui passe par une filiation matrilinéaire ? Choix du prénom ? Aujourd'hui – même si c'était hier parce que leur fille a désormais passé le cap – leur fille rentre en 6e. C'est le moment où elle risque de s'exposer, dans le collège public où elle doit aller, à des réactions antisémites. Alors, comment la mettre en garde ? La déplacer et choisir un collège privé et aller à l'encontre de ses convictions laïques et républicaines ? Discussions, engueulades – « c'est transgressif de se taper un boche ? », lui balance-t-elle en guise de gracieuseté –, ça remonte comme dans la vraie vie – mais c'est du théâtre, aussi…
Ce que nous rapporte l’histoire
Nos nouveaux témoins, nos archivistes du temps présent sont sur scène deux intelligences artificielles, Alexa et Siri, que Stéphane et Jana interrogent, pas seulement pour leur faire cracher les informations factuelles dont ils se nourrissent mais pour devenir les interlocuteurs de leurs questionnements. Dans notre monde réseauté, tracé, enregistré, ils sont aussi les dépositaires d'une mémoire qui s'efface avec la disparition progressive des survivants de la Shoah. On navigue dans les définitions d'holocauste et de Shoah, on évoque les infox de Brice Hortefeux qui circulent sur le net, on s'apostrophe sur Tchekhov, on suit les traces de Kafka dans Prague avec un rabbin à frisettes et à petit chapeau, Leni Riefenstahl passe à la moulinette, les révisionnistes sont épinglés, Freud pointe le bout de son divan, on rit jaune avec ces blagues juives sur Auschwitz ou sur l'Holocauste qu'aucun juif ne tolèrerait dans la bouche d'un autre… Sans trêve, sans reprendre haleine, avec un humour décapant, les poncifs, les idées reçues, les fausses vérités, les incohérences, les contradictions sont traquées, portées sur le devant de la scène. Ce check-up identitaire aux allures impitoyables ne s'en effectue pas moins avec une bonne humeur plus que contagieuse...
Notre histoire de Stéphane Shoukroun et Jana Klein, une création de la compagnie (S)-Vrai, créé au Monfort Théâtre à Paris en novembre 2021. Reprise le 17 juin 2022 à l'Auditorium de Coulanges, à Gonesse. Puis du 7 au 30 juillet 2022 au 11 - Festival d'Avignon.