Texte et mise en scène Brett Bailey – au Théâtre Nanterre-Amandiers – en anglais, xhosa et zoulou surtitré en français.

Consacré à Dieu dès sa conception et doué d’une force fantastique, rapporte l’Ancien Testament, Samson est venu sur terre pour lutter contre ses ennemis, les Philistins et délivrer Israël. Il appartient à la tribu des Dan. Amoureux d’une Philistine– Céleste dans la pièce, Dalila, dans la Bible –, il l’épouse et sous sa pression lui révèle le secret de sa force : sa chevelure, composée de sept tresses. Mais Céleste le trahit et coupe les tresses pendant son sommeil. Il est fait prisonnier et sort de son cachot pour divertir ses ennemis. Sa force revenue au fil de la repousse des cheveux il écarte à mains nues les colonnes du palais afin de le faire s’écrouler, tuant ainsi plusieurs milliers de Philistins et signant sa propre mort.
Partant de ce récit emblématique qu’il adapte, le metteur en scène sud-africain, artiste visuel et directeur artistique de la compagnie Third World Bunfight, Brett Bailey, livre sa vision de Samson et son interprétation à travers un style qui s’apparente à l’opéra. Il mobilise le théâtre, la danse, le chant et la musique, ainsi que des images projetées sur un grand écran placé en fond de scène. Dans son geste de mise en scène, il mêle culture populaire et culture savante, passé et présent, luttes de pouvoir et défense des territoires, exil et altérité. Sa quête interroge le colonialisme et les différentes expressions du racisme. Apparaît ainsi à l’écran, derrière les miniatures persanes et enluminures chrétiennes qui sous-tendent le récit, à plusieurs reprises et parlant d’hier, cette image d’une rare violence, de corps noirs pendus dans les arbres, que Billie Holyday interprétait dans une des plus grandes chansons de tous les temps, Strange fruit, écrite par Abel Meeropol dit Lewis Allan, né dans le Bronx, à New-York, et qui a valeur de poignant réquisitoire contre le lynchage des noirs (vidéo de Kirsti Cumming). Parlant d’aujourd’hui, ce sont les mains d’une foule agglutinée s’accrochant à des grilles, qui sont montrées de manière récurrente… « Ta place est ici. Il n’y a plus rien là-bas… »

Pendant que le public prend place dans les gradins, les acteurs se préparent avec un certain naturel en même temps qu’avec des gestes codifiés comme pour la préparation d’un cérémonial : balayage, pliage de tissus, installation de tapis et d’objets, de bassines, préparation d’encens. Côté cour les instruments de musique, notamment batterie, percussions et guitare, s’animent doucement, les musiciens s’installent, la musique monte. Au centre du plateau se forme un cercle, on chuchote autour de celui qu’on désigne comme l’élu, ici Samson, on le lave, on le purifie. Un couronnement se prépare. On le marie avec Céleste-Dalila, symbole de la femme tentatrice, belle jeune femme cachée derrière un masque. Côté jardin, un prédicateur intervient de loin en loin avec ses prières-commentaires, sa narration. « Tu veux changer le monde ? Sauveur ou bombe à retardement ? »
Tout est rythme et danse, musique et chœur, balancements, expressivité. Tout est parabole. Une ville apparaît. Un galion passe. Les symboles se multiplient sur écran tels les abeilles, les oiseaux, les couleurs, les fleurs, les frères-loups, qui, la queue enflammée, provoquent un incendie avant que Samson ne devienne lui-même loup enragé. Sur scène et à travers le génie du grotesque passent trois personnages masqués mi-Père Ubu mi-Falstaff jouant de l’éventail et faisant fonction de chœur. « Je suis le fils du Soleil » clame Samson et quand il est agressé, sa longue chevelure de nattes argent cachant son visage, les trois musiciens lui donnent de l’énergie et dialoguent : « Tu te souviens de ton peuple, Samson ? » Le chœur coiffé de casques rouge, arrive, masqué et portant des paniers, Samson se déchaîne et les élimine. C’est le champ de bataille. Des flaques de couleur rouge dégoulinent de l’écran. Puis Samson exécute la danse des esprits. « Nulle part où aller nulle part où se cacher… » Imprécations, slam, chant, musique, transe, appels et réponses en écho ; purification, chant de grâce sur basse continue et chant choral se répondent. Le public est invité à accompagner les rythmes en tapant dans les mains. Puis les ancêtres parlent et le rappellent : « Tu as massacré les croisés, reviens vers ton peuple. » Et il se fond dans le bourdonnement des abeilles.

Le retour au calme se fait par la narratrice qui entre avec retenue, remplit le plateau et le théâtre de sa voix de mezzo-soprano, douce et puissante, (Hlengiwe Mkhwanazi, magnifique) chantant l’aria Mon cœur s’ouvre à ta voix, de l’opéra-oratorio de Camille Saint-Saëns. Elle trouve le secret de sa force, exécute les gestes rituels qui apprivoisent Samson – maquillage et offrande – elle l’apaise. « Je suis venue demander grâce. Regarde ce gâchis. » À genoux elle lui redonne son identité perdue, lui en apportant les signes tangibles et restituant tous les symboles de sa culture : coffre, parures de ses rois, têtes de ses ancêtres, titres de ses terres et lui en fait offrande. « Ils croyaient en moi et je les ai abandonnés » se lamente-t-il. Elle prend place sur le trône tandis qu’il tente d’éteindre son cauchemar, s’assied à ses genoux et la caresse. Son chant très doux remplit l’espace. On installe ensuite Samson sur un praticable blanc posé au centre, comme une figure totem ou une statue et alors que les images sur écran déboulonnent la statue de l’Empereur, la fracassant au sol. Encens, purification, rythmes et danses. Samson est avec son peuple et invoque le soleil, en langue ancienne. « Je suis le dernier fils du soleil » se rappelle-t-il alors qu’un astre ressemblant à un saint-sacrement passe sur écran.
Sous couvert de chamanisme et de rituels, Brett Bailey décale la mythologie, qu’il fait sienne mais se perd parfois dans la narration. Il s’est nourri du Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns et la musique de Shane Cooper est jouée en direct et porte l’ensemble. Son univers plastique nous entraîne jusque dans le rêve et le fantastique, sa direction d’acteurs mène à la transe, expression première de Samson dans sa rage d’exister, rôle habité par Cebolenkosi Zuma avec force, grâce et violence dans les extrêmes de la transe. Une énergie se dégage de ce spectacle métaphorique en même temps que bien réel dans la guerre des communautés. En 2017, Brett Bailey présentait Sanctuary, sur la crise des réfugiés, leur perte d’espoir et de dignité, le lien avec leur communauté et leur pays d’origine, c’était un hommage aux migrants ; auparavant, en 2013, il avait présenté à Avignon, Exhibit B où se rejouait l’histoire coloniale, les thèmes dominant dans ses créations étant : migrations, colonisation, oppression. Samson, comme un coup de poing, traverse ces mêmes thèmes, entre le passé et le monde d’aujourd’hui.
Samson de Brett Bailey, du 10 au 15 janvier 2023 au Théâtre Nanterre-Amandiers.