Après les créations des Damnés (2016) d’après Visconti et d’Electre/Oreste (2019) d’après Euripide, le metteur en scène belge Ivo von Hove retrouve pour la troisième fois la Troupe de la Comédie-Française pour le spectacle Le Tartuffe ou L’Hypocrite, la version interdite en trois actes de 1664, restituée par Georges Forestier avec la complicité d’Isabelle Grellet.

Les trois actes significatifs se concentrent sur les protagonistes de la pièce :
Tartuffe, l’intrus que le maître de maison Orgon a voulu obstinément accueillir, Mme Pernelle la mère dévote de celui-ci, Cléante son beau-frère éclairé, Elvire sa femme, Damis son fils et Dorine la suivante, selon la structure sous-jacente analysée par le grand spécialiste passionné de Molière, Georges Forestier :
« 1) Un mari dévot accueille chez lui un homme qui semble l’incarnation de la plus parfaite dévotion; 2) celui-ci tombé amoureux de la jeune épouse du dévot, tente de la séduire, mais elle le rebute tout en répugnant à le dénoncer à son mari qui, informé par un témoin de la scène - Damis - refuse de le croire; 3) la confiance aveugle de son mari pour le saint homme oblige alors sa femme à lui démontrer l’hypocrisie du dévot en le faisant assister, caché, à une seconde tentative de séduction, à la suite de quoi le coupable est chassé de la maison. »
Un acte d’exposition, un second acte organisé autour de la tentative de séduction, un troisième autour du piège tendu par l’épouse. Foin du cinquième acte, avec le problème de la donation des biens et la cassette de papiers compromettant Orgon politiquement, récupérés par Tartuffe; foin du deuxième acte avec les amants secrets Valére et Mariane, la fille d’Orgon. Reste la colère du fils Damis dont le mariage est contrarié par l’action sourde et délétère de Tartuffe auprès du père. La scénographie majestueuse d’ombres et de lumières de Jan Versweyveld, est scintillante, solennelle et pompeuse.
Le public embrasse sur la scène de vastes espaces que segmente une estrade métallique à hauteur de table assez élevée, près du lointain, derrière laquelle officient les servants de l’Académie de la Comédie-Française, silencieux et vêtus de noir, de même, les acteurs non présents sur le plateau. Et c’est depuis une coursive surélevée au-dessus de la première structure que surgit à jardin le maître de maison, sorti de ses vastes appartements. Immenses bouquets de fleurs généreuses et colorées dans leurs vases de verre transparent sur lesquels joue l’éclat éblouissant des lumières de rangées de lustres ouvragés et de chandeliers. Depuis les cintres sur le vaste mur sombre du lointain descendent des fils lumineux : la scène est ainsi habitée de nuit et d’éclats seyants, si ce n’est un espace plus clair couvert d’une nappe blanche - lieu symbolique et sacré d’un petit autel de prière ou d’espace chamanique intérieur.

Cet espace de dévotion est dévolu au sans-domicile-fixe qu’Orgon recueille chez lui, après l’avoir mis à nu, lavé et habillé de neuf, à la manière policée des personnages bourgeois de la pièce. C’est depuis ce tapis clair encore que sera emporté finalement le corps de Mme Pernelle défunte. Sous la musique d’Alexandre Desplat et la collaboration musicale de Solrey - ménagement des tensions accentuées ou atténuées, selon les temps de dramatisation et d’émotion qui vont et viennent, le spectacle est conçu comme un thriller, un épisode de série efficace et percutante. Avec ses temps d’exposition de l’action au cours desquels les personnages s’expriment, paisibles et patients d’abord, inquiets et ironiques quand ils argumentent autour de leur position respective contre l’intrus, ils arpentent le devant de scène avec précaution tranquille, avant que peu à peu ne montent la colère et les mouvements vif d’opposition - contrariété et sentiment d’incompréhension.
Chacun des protagonistes bénéficie de son moment de gloire frontale, un portrait vivant en majesté, après avoir gravi les quelques degrés du praticable qui le hissent face à la salle. Il gronde, tempête, fulmine, déclame haut et fort ses dissensions avec le fameux hypocrite Tartuffe. Il en va ainsi pour Cléante, rôle auquel Loïc Corbery donne à la fois sa fougue et sa mesure; il en va ainsi pour Damis, le fils emporté, auquel Julien Frison apporte l’énergie de sa jeunesse; il en va ainsi pour l’entêtée Mme Pernelle - digne Claude Mathieu - qui ne veut pas entendre raison. La suivante Dorine, quant à elle, que fait vivre toute l’ironie bienveillante de Dominique Blanc, elle foule la scène plus librement, ici et là, comme d’ailleurs Marina Hands pour la charmante Elmire, dominée par ses émotions et sa condition d’épouse malheureuse, un peu équivoque quant à sa tenue - petite robe courte et légère - qui ne fait qu’attirer plus ouvertement les regards inquisiteurs.
Violence physique des affrontements et des confrontations qui correspondent à l’atmosphère tendue de notre époque - agitation, agressivité et animosité, comportements excessifs et manque de réserve, de mesure et de distance dans l’appréhension des réalités et de leur perspective. Les personnages n’hésitent pas à se livrer à des corps-à-corps virulents aux coups esquivés. Après la scène de séduction bien engagée de Tartuffe sur Elmire, surprise par le fils, quand Orgon - Denis Podalydès, fidèle à son jeu à la fois habité et distancié - ne croit pas encore ce que tous lui révèlent enfin du félon, il « rattrape » encore celui-ci. Le Tartuffe que campe Christophe Montenez est doucereux au possible - voix mécanique et indifférence aux maux qu’il provoque alentour.
Tartuffe et le Tartuffié s’adonnent alors à l’incohérence d’une séance de chamanisme - expression vocale de soi, cris gutturaux et graves qui proviennent du tréfonds -, si ce n’est qu’ils jouent tous deux leur propre partition, un émouvant duo musical inouï, tant la bienséance n’est plus de saison. Efficace, la représentation tapageuse est fidèle à l’engagement moliéresque contre les hypocrites - religieux, moraux, intellectuels et mondains - qui font un office faux d’une parole élevée pour le bien commun. Chacun ose dire ici ce qu’il est et se défend contre le faiseur illégitime habilité.
Le Tartuffe ou l'Hypocrite, de Molière, par Ivo Van Hove, du 15 janvier au 24 avril 2022 à la Comédie-Française, à Paris.