Laurent Mauvignier fait dialoguer dans Tout mon amour fantômes et vivants - êtres disparus et êtres de chair et de sang -, poursuivant l'exploration des intimités fissurées par les secrets et les non-dits. L'univers de l'écrivain est celui de figures symboliques aux prises avec le quotidien et qui tentent de vivre leur présence au monde et leurs rêves en dépit de tout, malgré l'obstacle que leur imposent l'existence et ses dérives obligées, ses laisser-aller, ses approximations et ses complaisances. Les personnages tentent avec pugnacité de surmonter leurs traumatismes personnels - suicide, disparition - ou collectifs - drame du Heysel, Guerre d'Algérie, faits divers.

Le dernier romande Laurent Mauvignier Histoires de la nuit (2020) ménage un suspens inouï jusqu'aux tréfonds de l'âme. Dans Tout mon amour, un père et une mère se retrouvent aux prises avec leurs mensonges, leurs silences et leur peine. Dix ans plus tôt, leur petite fille de six ans disparaissait. Dans la maison du grand-père défunt, la famille se retrouve pour les obsèques et s'affronte - les vivants et les morts. On se dit ses quatre vérités quand une adolescente de seize ans dit être la fillette disparue.
Polar métaphysique, Tout mon amour arpente les thèmes de l'œuvre de Laurent Mauvignier : la famille, l'absence, le deuil impossible, les fantômes… L'écriture en séquences entrecoupées de courtes ellipses laisse apparaître la difficulté de chaque personnage à pouvoir continuer à vivre après un tel traumatisme. Dialogues coupants de partition serrée, souffle, émotion et suffocation.
Les parents entraînent avec eux dans ce passé douloureux leur fils qu'ils persécutent involontairement. Et même à force d'attentions et de précautions, ils ne parviennent pas à éviter ni les heurts ni les chocs ni les violences éprouvées lors de leurs confrontations et affrontements. Autant le père est compréhensif, tentant d'apaiser ses proches, autant la mère se ferme et se raidit, close, installée une fois pour toutes dans ses certitudes, crispée dans le refus, l'opposition, le déni de la réalité et le défi lancé aux siens - elle seule détiendrait la vérité contre tous les autres. Anne Brochet dans le rôle de la mère est presque terrifiante dans une attitude sculptée dans la rigidité - perte d'empathie et de tendresse -, comme déjà happée par la mort, quand elle met à mal tout geste tendre, à l'égard du fils que joue, déterminé et convaincu, Romain Fauroux bafoué durement. « Tout mon amour, hein ! Rien que ça ! Tout mon amour…mais c'est elle mon amour, c'est à elle que je l'ai donné, à son absence, à son manque… tout mon amour c'est ce qui me déchire toutes les minutes de ma vie alors… qu'on donne tout à celui qui reste ? Mais… je ne peux pas, je n'ai jamais pu. Et, tu sais, le pire, c'est que de toute façon, je ne veux pas. Tu entends ? Je ne veux pas. Parce que j'ai tellement détesté tes sourires et ton besoin d'amour… »

Ambre Febvre dans le rôle de la fille est attachante - voix percutante sonnante et gestuelle juvénile heurtée. C'est souvent à travers les jeunes filles que l'auteur dégage des promesses d'avenir ensoleillées. Jean-François Lapalus dans le rôle du Grand-Père incarne les revenants cyniques, lucide sur les faits et gestes de ses enfants et petits-enfants, regrettant l'absence d'un de ses deux fils à ses obsèques : il apporte pourtant une bonhomie populaire à ce monde froid et engoncé, saisi par le malheur. Philippe Torreton dans le rôle du père est sensible, mobile, mais perdu dans un monde qui lui échappe alors qu'il veut le maîtriser : il lutte inefficacement contre la force d'inhumanité qui saille de la mère. Une pièce sur l'intime, sur le possible ou l'impossible, le probable ou l'improbable dépassement de la douleur, une métaphore sur la difficulté de vivre l'innommable, commente le metteur en scène impliqué et rigoureux Arnaud Meunier, directeur de la Maison de la Culture de Grenoble - MC2. Un goût d'effroi et de terreur se dégage des atermoiements amers et âcres d'une famille abîmée.
Tout mon amour, texte de Laurent Mauvignier, mise en scène d'Arnaud Meunier, du 17 mai au 4 juin 2022 au Théâtre du Rond-Point à Paris.