Au départ, la volonté de Thomas Quillardet était de créer un spectacle sur les journalistes pour questionner cette profession au moment où les démocraties semblent menacées par des voix populistes. Le souvenir encore d’une enfance où la privatisation de TF1 suscitait des débats vifs.
En 1987, privatisation de TF1 : le gouvernement Chirac la dirige, Mitterrand Président l’accepte. Et s’impose l’industriel du bâtiment, Francis Bouygues. Les pratiques et traitements de l’information changent : « Le surcroît d'autonomie conquis par les journalistes de l'audiovisuel public à l'égard du pouvoir politique, depuis les années 1980, la privatisation de TF1 et le développement de nouvelles chaînes de télévision privées ont favorisé un renforcement des logiques commerciales devenant dominantes par rapport aux logiques politiques.
L'économie générale des médias est profondément bouleversée par la domination de quelques grands groupes, travaillant dans le secteur de la publicité et de la communication, des télécommunications, des travaux publics, de la distribution de l'eau, de l'armement et ayant des marchés avec l'État, ou dans le secteur du luxe. » (Dominique Marchetti, « Presse - Journalisme et journalistes - Encyclopedia Universalis)
Ces transformations homogénéisent les formats, la hiérarchie et le traitement de l’information dans les médias généralistes, favorisant « la circulation circulaire de l’information » (Pierre Bourdieu). En 2021, Thomas Quillardet, artiste associé à la Comédie de Reims, imagine un groupe de journalistes qui traverse cette période de bascule et fait revivre les débats tendus qu’elle a générés. Via un théâtre documentaire qui flirte autant avec la fiction, Une télévision française retrace la naissance d’un nouvel éco-système médiatico-politique où Anne Sinclair, PPDA, François Léotard et consorts construisent les fondations d’une nouvelle fabrique de l’information.
L’auteur et metteur en scène ouvre ainsi les portes de la rédaction de TF1 au moment de sa privatisation - soit le portrait en creux d’une France assoupie qui se prépare à changer, à basculer. Le journalisme d'information générale est incarné publiquement par les journalistes des chaînes de télévision, du fait de l’importance de leur audience - cette concurrence pour satisfaire les attentes supposées du public : « De l’audience, de l’audience et encore de l’audience ». De même, sont privilégiés l'usage des témoignages et des images « chocs », le recours à des procédés suscitant l'identification, la prime aux faits divers et aux informations générales en apparence dépolitisées.
Des journalistes et présentateurs célèbres ne cessent de circuler sur le plateau - costume pour les hommes, tailleur pour les femmes, et une perruque pour tous -, on les reconnaît en un clin d’oeil amusé - PPDA, Cotta, Pernault, Chazal, Tapie… et tant d’autres, appelés par leur prénom respectif, comme s’ils faisaient partie de la famille de tous téléspectateurs rivés à leur petit écran. D’anciens journalistes de TF1, d’Antenne 2 et de Mediapart ont été interrogés par le concepteur. Et dans les archives de l’INA, on extrait des pépites, telle l’audition de Francis Bouygues, devant le CSA de l’époque, qui dit qu’il va faire de TF1 une chaîne culturelle avec des émissions consacrées à Maurice Raval, à Olivier Messiaen, aux créations du Festival d’Avignon - une matière à théâtre ! L’écriture est un mélange - le réel et son souvenir, un réel exagéré, extrapolé, un puzzle, un jeu. Déformer, exagérer, flouter pour faire revivre illusoirement l’instant et donner à voir une époque. La privatisation est vue comme un point de bascule pour la France des années 1980, ancrée dans les Trente Glorieuses et qui se libéralise. La pièce n’est pas un documentaire théâtral sur TF1, mais la période de 1987/1992 sert cependant de catalyseur, de cadre pour poser des souvenirs.
Les images d’archives de l’Inathèque ont été précieuses : une histoire française se dessine par le prisme exclusif des journaux de TF1 - les premières crispations sur la place de l’Islam en France, la place des jeunes et des femmes dans la société, les lignes idéologiques qui se perdent entre la gauche et la droite; le traitement particulièrement stigmatisant des banlieues et des périphéries. « C’est ce qu’oublie TF1 pendant toutes ces années, elle met de côté ceux qui se sentent à part. Elle va créer un soft power de masse. Privilégiant les forts », écrit Thomas Quillardet. Et sur la scène sur-éclairée, est reprise face public l’audition déjà citée de Francis Bouygues devant le CNCL - Commission nationale de la communication et des libertés -; la guerre que se livrent Mitterrand et Chirac pour influer sur TF1… Et le débat pré-électoral entre « Monsieur le Premier Ministre » lancé par le Président de la République à Chirac qui l’appelle M. Mitterrand.
Et d’évoquer le nuage de Tchernobyl que le gouvernement du temps veut à tout prix minimiser : le micro-trottoir d’une journaliste partie en urgence en Allemagne donne la vraie mesure des choses : elle tient une salade entre les mains, interdite à la vente et à la consommation dans ce pays voisin. Le spectateur a accès à des conférences de rédaction qui préparent les journaux télévisés. Et les journalistes ne cherchent que ce qu’ils veulent entendre, l’angle des reportages étant prédéfini. Sur scène, dix comédiens interprètent dix journalistes, des personnages de fiction dont on suit l’existence sur dix années. Le public assiste avec eux à l’élaboration des journaux, aux coulisses de l’actualité, à côté des présentateurs vedettes de l’époque qui n’apparaissent qu’à la marge. Une Télévision française est guidé par le souvenir, en quelque sorte, par les émotions du passé. La bande d’acteurs joue tous les rôles et se passent le relais. Les acteurs sont à la fois l’équipe de TF1, les présentateurs, les hommes et les femmes politiques de l’époque mais ils incarnent aussi, moindrement, la sphère intime : la famille, les amis et les monologues intérieurs des journalistes.
Au détriment du recul, de la perspective et de l’analyse, sont donnés à voir au public de théâtre cette fois, en une vertigineuse mise en abyme, la spectacularisation, la vitesse, le flot continu, et l’excitation des interprètes-journalistes, leur stress qui donnent l’illusion de rompre avec la banalité routinière, un sentiment d’urgence - performance physique et prouesse technique de ces joueurs. Grâce à la scénographie inventive de Lisa Navarro, règne avec surplomb et sous des lumières excessives obligées, le joug d’un faux plateau nu, truffé de trompe-l’oeil, de trappes, d’éléments qui apparaissent et qui disparaissent, espace vivant non fixé historiquement et ouvert à l'inattendu.
Un voyage physique dans la rédaction de TF1, dans les bureaux du pouvoir et dans la mémoire. Avec Agnès Adam, Jean-Baptiste Anoumon, Emilie Baba, Benoît Carré, Florent Cheippe, Charlotte Corman, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu, Blaise Pettebone, Anne-Laure Tondu. A l’intérieur de ce somptueux tableau d’époque ou b.d. moderne de l’audiovisuel, le talent de ces acteurs est si vif qu’on aimerait les voir réincarner, même dans la dérision, des figures moins attendues - silhouettes rapidement croquées et anonymes de rédaction qui cachent leur attente de promotion ou leur jalousie envers tel ou tel ou bien icônes artificielles de la press people. Ils sont encore et d’abord les vraies personnes émouvantes qu’elles savent être sur les scènes théâtrales.