Clown et acteur, auteur et producteur de cirque, professeur des universités en arts du spectacle à Montpellier et médecin du cirque, Philippe Goudard est autant praticien que théoricien des arts de la piste. Depuis le début de la pandémie, il a repris un exercice médical intensif, à la campagne en zones sous-denses et à l’APHP au sein du service COVIDOM (télésuivi des patients atteints de COVID-19). Avec Denys Barrault, il a dirigé Médecine et cirque (publié chez Sauramps Médical en septembre 2020), et, avec Nathalie Vienne-Guerrin, Figures du clown, sur scène, en piste et à l'écran (publié aux Presses universitaires de la Méditerranée en octobre 2020). Entre arts de la scène et art du soin, il dresse un bilan pragmatiquement éclairé de l’année écoulée depuis le premier confinement.
Pourquoi avoir décidé de retourner sur le terrain médical avec la pandémie ?
Philippe Goudard : Sans doute parce que je ne l’ai jamais complètement quitté… À la fin de mes études, j’ai été invité à créer le département médical du Centre national des arts du cirque (CNAC), où j’ai assuré plusieurs missions jusqu’en 2005. Il y a douze ans, une vieille copine avec qui j’avais travaillé comme interne m’a demandé de la remplacer au pied levé dans son cabinet. Je me consacrais davantage alors à la recherche mais j’ai fini par accepter et je suis redevenu docteur dans les montagnes du Larzac avec le plaisir et la satisfaction de servir. Cette expérience a d’ailleurs donné naissance à un spectacle, Du côté de la vie, que j’ai encore joué en août dernier, au festival des Antipodes. Quand la COVID est arrivée, fort de cette expérience de proximité dans les zones sous-denses et parce qu’il n’y a pas assez de jeunes médecins dans les zones sous-dotées, je me suis mis à beaucoup travailler comme réserviste, en renfort dans des cabinets de l’Hérault, du Vaucluse et de Région Parisienne mais aussi dans le service COVIDOM, puisque je m’étais passionné pour la télémédecine depuis deux ans.
Quelles sont les populations les plus touchées par cette pandémie ?
Philippe Goudard : Je remarque surtout une énorme augmentation de la misère sociale en France. J’en ressens de la honte. À chaque fois que j’arrive à Paris, je suis sidéré de devoir zigzaguer entre les SDF. La dernière fois, la situation m’a à ce point frappé que je remarquais que je n’avais pas vu ça depuis un séjour à Addis-Abeba, il y a quarante ans. Dans les cabinets médicaux où j’exerce, la moitié des patients relève de cette misère sociale. Les artistes sont évidemment dans une situation difficile mais cette crise sanitaire est, plus généralement, un révélateur de symptômes. Oui, de nombreux étudiants sont pauvres ; oui, les artistes sont dans la précarité, et pendant la crise, cela apparaît davantage qu’en temps normal. Mais cette crise accroît surtout la pression et l’isolement : le corps social la subit comme un organisme qui, tout à coup, se déséquilibre quand il est soumis au stress.
Là où je suis médecin, j’observe une grande misère, d’autant plus répandue chez ceux dont la fragilité est liée à l’exploitation dont ils sont victimes. Le monde du cirque – qui est celui des arts vivants que je connais le mieux – n’y échappe pas. Il a connu des bouleversements esthétiques depuis qu’il est né au XVIIIème, mais en même temps, le rapport entre employeur et employé n’y a pas changé et le nouveau cirque reproduit, même s’il s’en défend, des schémas de dépendance et de soumission. Ceux qui triment sont toujours les mêmes et il n’y a pas, à cet égard, de différence entre cirque traditionnel et cirque contemporain. Ceux qui ne gagnent pas leur vie sont aujourd’hui ceux qui sont privés de montrer leur travail alors que ceux qui travaillent dans des structures ne sont pas, ou pas encore, impactés.
Que vous a appris le terrain, et notamment votre expérience à l’université ?
Philippe Goudard : La particularité du terrain, c’est qu’il nous met à l’abri des grandes théories ! En tant que médecin de terrain, et de surcroît réserviste donc mobile, je n’ai pas l’impression d’avoir été confiné ! Il y a un hiatus entre le bourdonnement médiatique sur la pandémie et le terrain où l’on fait de son mieux pour adapter le soin aux situations et être à jour des protocoles. Ce qui est certain, c’est que notre présence sur le terrain apporte beaucoup aux gens, et c’est particulièrement le cas à l’université avec les étudiants. Nous avons fait en sorte de repérer ceux qui sont en perte d’équilibre ou de repères, notamment grâce aux réseaux de solidarité des étudiants qui nous ont signalé ceux qui étaient en difficulté. Tout le monde s’est démené ! La solidarité intergénérationnelle a été active, l’institution attentive, et les aides, en matière d’alimentation ou d’hygiène, ont été progressivement mise en place.
Chez les étudiants, tout dépend en fait des générations. Les étudiants en master arts du spectacle sont plus inquiets pour leur avenir immédiat et sont d’autant plus conscients de la précarité des métiers qu’ils ont choisis et de la fragilité de leur économie. Les étudiants en deuxième année de master expriment inquiétude et désappointement là où les étudiants de licence sont plus en demande d’encadrement, attendant une prise en charge par des réponses immédiates, au téléphone ou par mail, que nous leur apportons dans la mesure du possible. Dans les matières artistiques, on a autorisé, depuis le 26 janvier, la reprise des travaux pratiques. Les étudiants sont majoritairement très conscients des exigences sanitaires ; rares sont ceux qui s’affirment par le rejet des règles de prévention. Ça les rassure de faire, de pratiquer, mais aussi de réfléchir. Cela dit, beaucoup d’entre eux ont décroché. Souvent parce qu’ils n’avaient plus de jobs, faute de pouvoir payer leur loyer ou parce que leurs colocataires partis, le loyer devenait trop cher. Ils sont obligés de suivre les cours à distance et sont désormais exposés au décrochage psychologique, relationnel et social. On est assez démuni face à cela. En janvier, les étudiants dont je m’occupe étaient très remontés mais le dialogue en présentiel les a apaisés.
Pensez-vous que cela finira un jour ?
Philippe Goudard : Toute épidémie a une fin. Quand on regarde l’histoire des maladies infectieuses, on voit bien qu’elles finissent par être maîtrisées, et même si celle-là repart, il nous faudra apprendre à vivre avec le SARS-CoV-2. Donc oui, il y aura une fin. Deuxième chose, plus importante, je crois : on s’est aperçu, avec cette pandémie, que le rapport à la maladie et au soin ne connaît pas la certitude. Le soin accompagne un phénomène naturel et l’on observe ce que la nature en fait. Le soin relève davantage de l’accompagnement que de la technicité extrême. Quand on est face à des questions comme celle que l’on affronte aujourd’hui, ce qui compte c’est de ne pas perdre pied, de préserver la vie, la vitalité, l’espoir. Cette crise sanitaire a été révélatrice du contraste entre la volonté de décision tranchée et la réalité de la vie, beaucoup plus subtile et plus diffuse. À l’échelle mondiale, on voit bien comment la peur est grande de ne pas parvenir à produire de réponse tranchée. Et pourtant, les choses ont avancé très vite et on a assisté à des prouesses extraordinaires, notamment pour les vaccins – même si, ne nous mentons pas, elles sont stimulées aussi par le profit. Il faut donc essayer de vivre malgré tout, même si cela parait idiot de le dire comme cela ! On traverse une crise et tout le monde voudrait savoir ce qu’il faut faire. Moi, mis à part demeurer au service du public à l’université, en soin ou depuis la scène, je ne sais pas ce qu’il faut faire… Ce qui est certain, c’est qu’il nous reste à inventer des façons de faire alternatives.
Que pensez-vous de la décision de fermer les lieux de spectacle ?
Philippe Goudard : C’est complètement idiot… D’autant qu’on a autorisé les cultes (en oubliant peut-être l’origine religieuse du théâtre !). Pour ma part, je suis dans le TGV toutes les semaines, assis au milieu de centaines de voyageurs masqués, mais on ne peut pas aller au spectacle… C’est absurde ! D’autant que s’il y a des gens qui s’y connaissent en logistique, c’est bien ceux du spectacle vivant, surtout dans les compagnies peu argentées où tout le monde sait tout faire ! Dans le festival des Antipodes, organisé par la Fabrique Autonome des Acteurs, où j’ai joué cet été, les choses étaient parfaitement gérées et il n’y a pas eu de cluster.
Pour moi, le cirque a toujours été un laboratoire du vivant. Des corps extrêmes des freaks au quadruple saut périlleux, en passant par la présence animale, la part de folie du clown, ce qui se passe au cirque est révélateur de ce qui se passe dans tous les corps sociaux. Le problème, je crois, c’est que les questions de fond ne sont pas abordées. La mise en crise du cirque contemporain (et l’affaire Yoann Bourgeois est révélatrice à cet égard) sera une bonne chose si elle est l’occasion que cessent l’auto-encensement et diminue la soumission. Les artistes doivent soumettre des projets à des experts et des producteurs, mais que proposent ceux-ci en cette période de crise ? Quelle réponse l’institution apporte-t-elle aux questions que pose aujourd’hui la diffusion en temps de pandémie ? Il est tout de même aberrant que ceux qui revendiquent l’expertise et la connaissance de ce qui est bien pour le public soient aujourd’hui à ce point silencieux… Sans doute que tant que les artistes ne se mobilisent pas entre eux et acceptent d’être soumis à des injonctions qu’ils ne repensent pas eux-mêmes, les choses resteront difficiles. Nous savons beaucoup de choses, et depuis longtemps, sur les artistes de cirque, et les deux livres que nous avons dirigés le montrent. Mais au niveau national, les choses ne bougent pas. Au lieu d’unir les forces, on pense d’abord au pouvoir. Médecine et cirque, qui invite les artistes à préserver le plus longtemps possible leur personne – qui est une chose précieuse –, et les soignants et les institutions à les accompagner dans cette démarche, le répète. Espérons que certains l’entendront !