Voici la notion de droits culturels reconnue par la loi dans le droit français. On pourrait considérer qu’il s’agit en définitive d’une actualisation de notre droit au regard des conventions et textes internationaux ratifiés par la France. Il nous faut comprendre cependant pourquoi ce principe est mis en avant aujourd’hui et dans quelle dynamique historique il prend place. Il peut s’avérer d’une grande richesse pour renforcer l’idée que chaque personne devrait avoir accès au plus grand nombre possible de ressources artistiques et culturelles et pour lui permettre de construire son propre parcours culturel à travers les formes de son choix.
Cependant, une approche historique de la notion laisse entrevoir des balancements dans les significations qui lui sont prêtées. À l’écoute des débats actuels, on pourrait parfois entendre que les droits culturels ont vocation à être le paradigme exclusif des politiques culturelles qui viendrait supplanter tous les autres. Ne faut-il pas plutôt considérer, plus pragmatiquement, qu’ils ont vocation à enrichir la palette des possibles du point de vue des relations entre culture, individu et société dans un contexte démocratique et que, s’ils s’appuient heureusement sur des valeurs universelles, ils restent toujours à interpréter en fonction des contextes locaux, nationaux, internationaux dans lesquels ils sont inscrits ? En réalité, le débat sur les droits culturels est complexe et laisse encore ouvertes nombre de questions. Pour le faire avancer, et parce que son potentiel est manifeste, il faudra le débarrasser de certaines ambiguïtés, voire d’une certaine vulgate.
L’idée de droits culturels est ancienne. Elle est déjà présente dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 en son article 22 : « Toute personne […] est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité ». Tout est déjà dit, ou presque. On relèvera que ce texte fondamental, rédigé dans le contexte de l’après seconde guerre mondiale, accorde une importance toute particulière aux droits de la personne. Ce vocabulaire, alors inédit dans les conventions internationales—faut-il y voir l’influence de la philosophie personnaliste qui répand alors son influence après les temps de négation que l’humanité a connus ? –, porte une signification qui a toute son importance dans la mesure où il reconnaît à chaque membre de la société la capacité d’affirmer ses droits, dans le respect des droits de l’être humain.
Une série d’autres textes internationaux de référence vont réitérer le principe des droits culturels par la suite, notamment le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels, complémentaires au Pacte sur les droits civils, adoptés la même année 1966. D’autres jalons seraient à citer jusqu’à la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle de 2001 qui réaffirme les droits culturels comme cadre propice à la diversité culturelle tandis que la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, adoptée en 2005, confirme l’idée. Ces textes officiels engagent la France qui en a été l’un des tous premiers artisans. Ils l’engagent d’ailleurs si bien qu’elle a ratifié la Convention de 2005 par décret présidentiel le 20 mars 2007. Quoi de neuf alors en la matière? Deux lois récemment adoptées par le Parlement les intègrent dans notre corpus législatif: la Loi NOTRe portant sur l’organisation territoriale de la République et la Loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP). C’est dans le cadre du chapitre sur les compétences partagées présenté sous le titre «Solidarité et égalité des territoires », que figure l’article 103 de la loi NOTRe dans les termes suivants : La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État dans le respect des droits culturels énoncés par la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles du 20 octobre 2005. On remarquera au passage la concision du texte et sa référence marquée à la Convention de l’Unesco.
Nous avions relevé ici même que la réforme territoriale dans son ensemble faisait peu cas de la question culturelle. Cela est dû en partie au fait que la culture ne fait pas l’objet traditionnellement de mesures de décentralisation spécifiques parce qu’elle n’est pas—pour l’essentiel—une compétence «obligatoire ». Il faut alors comprendre cette référence aux droits culturels au moins d’un double point de vue. Non seulement parce que les sénatrices et sénateurs en premier lieu, suivis finalement par une majorité de l’Assemblée nationale, ont vu dans cette notion un levier d’action intéressant pour renforcer la participation des habitants à la vie artistique et culturelle, mais aussi parce qu’ils ont voulu—aiguillonnés par quelques-uns—alerter à leur manière sur l’affaiblissement de plus en plus sensible des politiques culturelles publiques. L’adoption de l’article sur les droits culturels fut ainsi l’occasion durant la discussion sur la réforme territoriale d’envoyer un signal politique aux édiles locaux et nationaux d’autant plus bienvenu que les collectivités territoriales représentent le soutien le plus important pour les politiques culturelles. C’est dans le même sens qu’il faut comprendre la réitération du principe des droits culturels dans la Loi LCAP, dans les mêmes termes que dans la loi NOTRe. Mais ici, on peut penser qu’elle se veut, aussi, un élément supplémentaire d’équilibre. La défense conjointe de la création artistique et des libertés qu’elle induit nécessairement, ainsi que celle du patrimoine dans sa dimension artistique, historique et culturelle, si elle constitue une finalité, est aussi appelée à s’inscrire dans un projet démocratique global fondé sur la transmission, la médiation, l’appropriation et la participation.
Dans la période récente, on relèvera également qu’un groupe de militants culturels a cherché à définir plus précisément les droits culturels dans le cadre d’un texte connu sous l’appellation de «Déclaration de Fribourg», adopté en 20071 . Ce texte, qui s’appuie sur une conception essentiellement anthropologique de la culture, a le mérite de proposer une nouvelle vision du sujet. Mais il serait juste de rappeler que l’interprétation de ces droits a fait l’objet de nombreux débats antérieurs et se poursuit au-delà. Ainsi, dès les années 90, des auteurs approfondissent l’idée qu’il s’agit de passer d’un «droit à la culture» aux «droits culturels », étant entendu qu’à travers cette expression l’on peut autant comprendre droits des cultures, c’est-à-dire des minorités, que droits des individus à établir leur propres choix culturels2 . En réalité, le travail de « traduction» des droits culturels ne peut être qu’une œuvre inachevée car il faut constamment intégrer le contexte, les transformations du monde et des sociétés qui le composent dans la réflexion. Si l’idée de droits culturels est universelle, les priorités en la matière ne sont pas équivalentes d’un pays, d’une région du monde à l’autre, d’un moment historique à un autre. Quand ici ou là, tel peuple autochtone est menacé, telle langue en péril, tel patrimoine détruit, tel artiste ou auteur emprisonné, torturé ou exécuté, les urgences ne sont pas les mêmes que dans les pays où règnent des règles démocratiques fondamentales, quand bien même celles-ci sont par définition toujours inachevées et nonobstant le fait qu’elles peuvent être abîmées.
Puisque la convention de l’Unesco est le texte de référence des lois NOTRe et LCAP, il est nécessaire de s’y arrêter quelques instants. La convention de 2005 fournit des repères précieux pour appréhender ce que peuvent être les droits culturels. Elle indique en particulier ceci: La protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles impliquent la reconnaissance de l’égale dignité et du respect de toutes les cultures, y compris celles des personnes appartenant aux minorités et celles des peuples autochtones, et ajoute que les individus et les peuples ont le droit fondamental de participer et de jouir des « aspects culturels du développement. Ainsi la convention met-elle l’accent sur plusieurs éléments conditionnant les droits culturels : ils ne peuvent s’épanouir que dans un contexte démocratique, de respect des droits de l’être humain, de la liberté de pensée et de la liberté d’expression. Ils concernent l’individu (ou « la personne») qui ne peut être assigné à une culture d’origine supposée. Ils concernent aussi les groupes ou minorités présents dans une société plus globale. Ils impliquent la protection des formes culturelles auxquelles se réfèrent les collectivités humaines respectueuses des règles de droits mentionnés, formes culturelles qui peuvent être le fruit du génie de la créativité individuelle qui doit, à ce titre, être protégé à travers la notion de «droits de propriété intellectuelle».
Beaucoup reste à faire au regard d’une philosophie des droits culturels. Mais beaucoup est aussi déjà là. Et il faut poursuivre un travail de clarification en la matière, à distance de tout dogme. Les deux lois qui consacrent les droits culturels constituent des outils précieux pour ne pas baisser la garde face aux menaces qui pèsent sur la culture, et pour continuer de creuser de nouvelles pistes permettant d’élargir la participation des habitants à la vie artistique et culturelle, que ce soit sous la forme d’un accès plus intense à l’offre culturelle ou à travers la possibilité d’exprimer sa propre voix. Néanmoins—c’est une banalité de le dire –, la loi n’est pas en avance sur les pratiques. Elle leur fait plutôt écho car celles-ci font en plusieurs endroits déjà vivre peu ou prou les droits culturels ou dessinent leur promesse. On peut alors la comprendre comme une incitation à capitaliser, à valoriser des démarches, des perspectives préexistantes qui peuvent être considérées comme une prise en compte des droits culturels. Pour donner une illustration concrète à ce propos, on pourrait citer toute une série d’exemples. Ainsi, le projet des parcours d’éducation artistique et culturelle destinés à favoriser un égal accès de tous les jeunes à l’art et à la culture3 relève-t-il éminemment de l’esprit des droits culturels, même s’il n’a pas été présenté exactement sous cet angle. Cela signifie que désormais, l’éducation artistique et culturelle peut être construite comme un droit culturel pour chaque enfant, chaque jeune de la République4 . Au-delà des imperfections dans la mise en œuvre de ce projet (qui reste à évaluer), c’est cette visée fondamentale qu’il faut retenir. De même le travail de certaines institutions locales ou nationales ainsi que de la société civile pour mettre en valeur l’apport des populations issues de l’immigration à notre patrimoine culturel peut être totalement associé au principe des droits culturels. On songe ici à l’action pionnière du Musée Dauphinois à l’échelle locale aussi bien qu’à celle du Musée national de l’histoire de l’immigration et encore à ces nombreux projets artistiques et culturels, ou à ces associations qui fabriquent des liens symboliques entre territoires et populations à partir d’un questionnement de l’altérité. L’intégration des pratiques amateurs (avec ses lenteurs…) dans les politiques culturelles locales participe aussi d’une logique de droits culturels. On pourrait ici aussi mettre en valeur les dispositifs spécifiques d’action artistique et culturelle, parfois minorés ou méconnus, qui s’adressent à des populations éloignées de l’offre (culture à l’hôpital, culture et handicap, culture et personnes âgées, culture et publics sous main de justice, etc.) : ils relèvent totalement de l’esprit des droits culturels, ce qui laisse entrevoir le chemin à faire pour élargir leur base.
L’idée de droits culturels vient aussi conforter des acteurs dans leur positionnement lorsqu’ils tentent de sortir des sentiers battus, qu’ils inventent de nouvelles médiations, qu’ils intègrent une dimension sociétale ou territoriale dans leurs projets lorsqu’ils les fondent sur des dynamiques plus interactives associant le public ou la population comme acteur à part entière du processus artistique ou culturel. Au demeurant, ce phénomène peut s’observer à l’échelle mondiale et peut se comprendre de multiples manières : comme une sorte de transposition des effets de la culture de l’Internet, comme l’extension de démarches de création partagées expérimentées de manière plus limitée dans les décennies précédentes, à partir des années 1960, comme la captation d’un désir d’expression et de participation qui dit quelque chose de profond tant de l’individu contemporain que de son rapport à l’espace démocratique…
Toutefois, le débat sur les droits culturels est un révélateur des déséquilibres persistant dans les politiques culturelles du fait qu’elles peinent à faire place à de nouvelles pratiques, de nouvelles médiations ou même à de nouveaux acteurs. Ceux-ci peuvent alors considérer les droits culturels comme l’instrument de leur propre reconnaissance, c’est-à-dire des actions qu’ils mènent. Mais comment valoriser ceci sans délégitimer cela ? Dans un contexte de raréfaction des ressources publiques, la cristallisation des postures est mauvaise conseillère. Il faut savoir jeter par dessus la rampe, crispations et amertumes, reconnaître l’apport de chacun, dialoguer et fabriquer éventuellement ensemble. En tout cas se réjouir de la diversité des offres plutôt que passer du temps à édifier des barrières idéologiques ou de toute autre nature. La période actuelle se caractérise par une pluralité des manières de faire art, une diversité croissante des gestes artistiques. Il n’y a rien à retrancher en art. Tout est à bonifier, tout est à choyer. Car toutes ces façons témoignent du plus profond de l’humanité dans l’être humain.
- 1Les travaux autour de ce texte ont été coordonnés par Patrice Meyer-Bisch, auteur de nombreux travaux sur le sujet depuis les années 1990 dont cet ouvrage pionnier: Les droits culturels, une catégorie sous-développée des droits de l’homme, Éditions universitaires de Fribourg, 1993.
- 2Cf. Halina Nie, Pour ou contre les droits culturels ?, Paris, Unesco, 1998. Cet ensemble de textes de divers auteurs témoigne d’une diversité d’approches et de points de vue. On lira également: J-.M. Pontier, « Entre le local, le national et le supranational : les droits culturels », AJDA, 2000, p. 50-57.
- 3Arrêté ministériel du 1-7-2015 relatif aux parcours d’éducation artistique et culturelle. Citons deux ouvrages qui abordent l’éducation artistique et culturelle comme un droit culturel à construire en France et en Europe : J.-G. Carasso, Nos enfants ont-ils droit à l’art et à la culture ?, éd. de l’Attribut, 2005 ; J.-P. Saez, W. Schneider, M.-C. Bordeaux, C. Hartmann-Fritsch, Pour un droit à l’éducation artistique et culturelle. Plaidoyer franco-allemand, éd. OPC/BS Siebenhaar Verlag, 2014.
- 4On ne discute pas ici des aléas de ce projet lié à la réforme des rythmes scolaires, à leur financement, à la question des ressources artistiques et culturelles de qualité qu’il appelle, qui fait l’objet d’autres débats.