Depuis les pionniers (Maurice Pottecher, Firmin Gémier, les Copiaus de Pernand-Vergelesses et d’autres encore), en passant par Jeanne Laurent, la création des Maisons de la culture par Malraux à partir de 1959, jusqu’au maillage mis en place sous les différents ministères dirigés par Jack Lang, on peut considérer que le mouvement mené à l’initiative de l’État qui a conduit à l’installation de centres de création et de diffusion sur l’ensemble du territoire national, est aujourd’hui achevé. Restent cependant des angles morts dans la décentralisation théâtrale, et surtout une inadéquation entre les propositions des artistes et l’organisation institutionnelle qui devrait permettre le soutien et la reconnaissance de leur travail. Le 18 juillet 2021, à 11h, au cloître Saint-Louis, pendant le festival d’Avignon (cadre symbolique de la rupture avec le jacobinisme artistique) sera officiellement lancée la FFTP (Fédération des Festivals de Théâtre de Proximité). Dix-sept festivals se fédèrent pour une meilleure représentativité des initiatives théâtrales en ruralité, pour revivifier l’aventure de la décentralisation. Entretien avec Pauline Bolcatto, Émilien Diard-Detoeuf et Lola Lucas, du Nouveau Théâtre Populaire, à l’initiative de ce projet.
Comment l’idée de créer la FFTP est-elle née ?
Pauline Bolcatto : Lors d’un entretien avec l’autrice et journaliste Naly Gérard à propos du festival que nous organisons à Fontaine-Guérin depuis 2009, elle m’a fait remarquer que notre aventure ressemblait à beaucoup d’autres qui obéissaient au même principe : quitter les centres urbains pour créer des œuvres avec un public non-habitué. Elle m’a demandé s’il s’agissait là d’un courant nouveau. De là est née cette idée de fédérer ces aventures. À vingt ans, et avant d’intégrer les écoles nationales, nous avons quitté Paris et créé le Nouveau Théâtre Populaire et ce festival de création in situ, pour nous sentir libres et aller au bout du chemin de décentralisation. D’autres groupes, souvent dans des tiers-lieux, avaient eu la même idée. Nous avons eu envie de mieux formuler nos initiatives afin de les faire connaître et reconnaître : à partir du moment où on met un nom sur une chose, on la fait exister. Nous sommes entrés en contact et nous sommes réunis jusqu’à créer la FFTP. Il y a là une volonté générationnelle de faire reconnaître une nouvelle vague, qui ne rentre pas dans les cases institutionnelles préformées. Les gens ont du mal à comprendre l’originalité de notre démarche, notre volonté de gouvernance collective et notre manière de fonctionner, même si nous commençons à susciter un intérêt patent, comme en atteste, par exemple, la programmation du NTP au festival d’Avignon cette année.
Émilien Diard-Detoeuf : Officialiser l’existence de ce mouvement en créant la FFTP, c’est rendre compte d’un fait de génération, en réunissant de nombreux artistes sortis des écoles dans les années 2010 et qui n’ont pas trouvé de place dans le milieu où ils étaient supposés travailler. Auparavant, on pouvait s’épanouir et trouver un emploi sur le marché du travail artistique, mais après la crise financière de 2008 et la baisse du soutien de l’État à la création, c’est devenu très difficile. Voilà pourquoi de nombreux artistes sont partis en province créer leur outil : c’était ça ou la misère assurée…
Qu’ajoutez-vous aux acquis de la décentralisation théâtrale déjà en place ?
Émilien Diard-Detoeuf : Disons que nous ne cultivons pas les mêmes plates-bandes ! Il ne s’agit pas d’anéantir la première décentralisation, mais plutôt d’en tirer parti pour la continuer. Cette décentralisation a eu d’indéniables bienfaits mais il faut désormais faire en sorte de ne pas la laisser aux grandes agglomérations. À nous de continuer et de ne pas laisser le mouvement végéter dans le projet de 1947. Il ne suffit pas d’aller dans les grandes villes de province : il faut gagner les campagnes, le littoral, les petites villes où demeurent encore beaucoup de gens qui ne sont jamais allés au théâtre dont ils sont géographiquement et socialement éloignés.
Pauline Bolcatto : Nous travaillons dans une relation de proximité avec les habitants qui crée un public pour ce théâtre de proximité. Nous ne nous contentons pas de coloniser des terres vierges mais nous entretenons des relations durables avec ceux que nous croisons tous les jours. Les restaurateurs, les hôteliers, le menuisier du coin : tous sont amenés à s’impliquer dans le lieu théâtral.
Émilien Diard-Detoeuf : La décentralisation a créé une forme de standardisation de la pensée et de l’offre culturelle. Évidemment que c’est génial qu’on puisse voir les œuvres partout, mais le problème, c’est qu’on voit la même chose partout ! Ce paradoxe reproduit les méfaits de la culture élitaire avec un théâtre dont certains considèrent qu’il n’est pas pour eux et un monde artistique qui se coupe du réel. Nous défendons au contraire un théâtre enraciné, local, accessible, qui, en cela, ressemble beaucoup à celui de la première décentralisation. On nous le dit souvent, en comparant ce que nous proposons avec ce qui se faisait dans les Maisons de la culture des années 70.
La charte que vous lancez est-elle artistiquement contraignante ?
Pauline Bolcatto : Nous défendons d’abord et avant tout la liberté de création, contre, justement, le lissage institutionnel imposé.
Émilien Diard-Detoeuf : Les membres de la FFTP n’ont aucune ligne commune. Il ne s’agit pas de se rassembler autour des œuvres, mais autour de la manière de faire.
Lola Lucas : Nous nous réunissons surtout pour que nos activités soient reconnues par les institutions. Ainsi, à Fontaine-Guérin, nous nous appelons « festival », car nous organisons un temps fort l’été. Mais ce qui porte à confusion pour les tutelles, c’est qu’un festival est normalement un lieu de programmation. Donc à leurs yeux, nous correspondons plutôt à la définition d’une « compagnie ». Nous nous heurtons sans cesse aux matrices du prêt-à-créer, notamment celles du ministère, qui s’obstine à ne pas comprendre ce que nous faisons. Ainsi le ministère est-il très attaché au nombre des dates de tournée et considère ce seul critère pour mesurer la capacité de diffusion. Mais il ne parvient pas à prendre en compte, par exemple, que nous jouons entre trente et cinquante représentations tous spectacles confondus (pour, en général cinq ou six créations par an) et que dix mille spectateurs fréquentent le festival : mais une tournée dans les villages du Maine-et-Loire, n’est pas reconnue comme une tournée. Il faut imaginer les rendez-vous kafkaïens avec certaines Drac qui nous disent « vous ne tournez pas assez ! » alors que nous avons plus de spectateurs que certains CDN à l’année ! La fréquentation n’est pas un outil de mesure utilisé par le ministère qui, de surcroît, ne parvient pas à se défaire de la méfiance qui associe le populaire et le bas de gamme. Et comme on ne nous identifie pas, on ne nous voit pas ! C’est cette obstination à nous reléguer dans les angles morts institutionnels qui a accéléré le lancement de la fédération. Nous ne vivons pas tous à plein temps sur les territoires, d’où le soupçon, parfois, d’être des Parisiens venant animer un festival en province, comme si le fait que la formation théâtrale soit centralisée était de notre fait voire de notre faute… Mais nous y travaillons toute l’année : ateliers, lectures dans les médiathèques, stages, beaucoup d’actions culturelles sont menées sur les territoires par ceux qui ont rejoint notre fédération.
Émilien Diard-Detoeuf : Il faut que le ministère accorde ses violons. Soit il veut territorialiser la culture, auquel cas, il doit trouver les moyens de nous soutenir, soit il admet le hiatus entre son discours et la réalité de son action. Au NTP, voilà treize ans qu’on nous serine « vous n’êtes ni un lieu, ni une compagnie, ni un festival », alors que nous sommes les trois !
Pauline Bolcatto : La FFTP se veut aussi un moyen d’entraide, de dialogue et de circulation des idées. Nous sommes persuadés que le partage de ce qui se passe sur les territoires, au plus près des habitants, ne peut qu’enrichir ces territoires. Voilà ce que nous allons expliquer le 18 juillet 2021, à 11h, au cloître Saint-Louis, à Avignon.
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