Le jeu des formes, la quête d’un autre langage, la fascination depuis l’enfance pour les machineries ont poussé Alice Laloy à se tourner vers la marionnette et les objets manipulés. Leur poésie, leur mystère intrinsèque et cette dimension du sacré qui en émane nourrissent son art. La question de la manipulation, la vie versus la mort, il y a tout cela dans le théâtre d’Alice Laloy qui ouvre une nouvelle recherche à chaque spectacle.
De l’extérieur, ses spectacles se présentent comme très différents, mais Alice Laloy, elle, les voit dans une continuité, bien que la marionnette ne s’y situe pas au même endroit. À chaque fois, il s’agit d’un théâtre sans parole, fragmentaire, plus poétique que narratif, un théâtre paysage où le rapport à la dimension expérimentale, à la matière, au processus et à la transformation occupe une place centrale. À chaque fois, elle explore des variations sensibles autour de questions qui émergent d’interrogations très intimes (être une femme, être au monde, le geste artistique, l’enfance, le souffle), menée sur le mode de la rêverie, pour explorer une nouvelle question de théâtre à travers les différents éléments du plateau. La dramaturgie passe aussi bien par l’espace que par le jeu, la lumière, les objets, les corps, et surtout par l’articulation de tous ces éléments entre eux. Sans hiérarchie.
Quand elle parle de son travail, la référence qui revient le plus souvent est celle de Tadeusz Kantor, autant pour son travail que pour sa pensée, ses recherches. Plus près de nous, elle évoque aussi le créateur français Jean-Pierre Larroche et la Néerlandaise Miet Warlop, deux artistes qui, pour différents qu’ils soient, ont une approche très plastique de la scène, dans un rapport brut à la matière. Pierre Meunier, aussi, est de ceux-là ; lui, qui aujourd’hui cosigne toutes ses créations avec la marionnettiste Marguerite Bordat.
Répétition sur scène de "Où sont les neiges d'antan", spectacle de Tadeusz Kantor, 1982
Alice Laloy se revendique marionnettiste... pourtant, des marionnettes, au sens classique du terme, il n’y en a pas vraiment dans ses spectacles. « Je fais un théâtre hybride avec des objets, des machines et des marionnettes », dit celle qui entretient un rapport de biais à la marionnette. D’ailleurs, ses acteurs ne sont pas nécessairement familiers de la manipulation. La marionnette, chez elle, prend aussi bien la forme d’effigies que d’objets, elle existe en tant que telle, pour les questions qu’elle soulève à travers le rapport à la matière et à la manipulation. C’est souvent tout le plateau, l’espace lui-même, qui se trouve « marionnettisé », comme dans Ça Dada (2017), création inspirée du mouvement Dada où les murs s’écroulent et les acteurs passent à travers. Ou dans À poils, où ce qui fait spectacle c’est le geste de fabrication d’une installation qui rappelle le travail textile de la plasticienne Sheila Hicks.
Documentaire sur la création de Ça Dada au Théâtre Am Stram Gram, réalisation Ariane Catton Balabeau, 2017
Au centre des questionnements remis sur le métier à chaque nouveau spectacle, l’artiste explore le rapport de l’animé à l’inanimé. Dans Pinocchio (Live) #1 (2019), prolongement performatif d’un projet photo, né en 2014 en Mongolie, pour 13 enfants et autant de performeurs, on assiste en direct à la transformation d’enfants en pantins. Dans Death Breath Orchestra (2020), c’est le souffle (anima en latin), dans sa dimension à la fois concrète et métaphorique, qui sous-tend tout le spectacle. Cette pièce musicale en apnée est interprétée par des musiciens qui pour l’occasion se font manipulateurs d’effigies d’eux-mêmes, pantins hyperréalistes aux corps traversés d’instruments, dont l’une accouchera d’un enfant bien vivant.
Death Breath Orchestra, Compagnie S'appelle reviens, 2020
Animé/inanimé dans tout ce que cela engendre d’étrangeté : « La marionnette, de toute façon, c’est trouble. C’est lié à l’enfance, à la manipulation, à la mort et à la vie simultanément dans le même objet, explique-t-elle. On peut la construire, la déconstruire, la transformer. C’est un corps qui ouvre le champ d’un impossible ailleurs et autrement. La marionnette a une théâtralité en elle, elle a quelque chose du sacré. Et puis il y a ce rapport passionnant entre le marionnettiste et la marionnette où chacun n’existe que parce que l’autre est là. Avec la marionnette, on est tout de suite à bonne distance, dans un rapport au jeu ».
En répétition au Nouveau théâtre de Montreuil pour Death Breath Orchestra, la metteuse en scène tient des propos qui rappelle un peu ceux de Gordon Craig qui, un siècle plus tôt en Angleterre, rêvait d’une « surmarionnette » pour remplacer l’acteur. « Il n’y a pas à être intelligent sur le plateau, pas question que les acteurs aient des arrière-pensées, des émotions. Les humains et les choses qui sont sur le plateau parlent pour eux-mêmes. On n’est pas dans l’incarnation, ni dans la psychologie, seulement dans l’action, le mouvement ». Les musiciens ici sont des souffleurs qui n’ont qu’à inspirer/expirer pour « donner de l’âme à leurs instruments », créer de la musique. Le paradoxe est qu’Alice Laloy travaille avec des acteurs, non avec des marionnettistes.