De la découverte du théâtre, un peu par hasard, durant l’enfance toulousaine, au bonheur de la recherche en collectif, en passant par l’apprentissage du métier, les débuts de Jeanne Candel comme actrice et comme metteuse en scène sont jalonnés de rencontres inspirantes et de complicités réjouissantes.
Du théâtre à la musique
Jeanne Candel relate sa naissance de théâtre à travers deux événements dont elle garde un souvenir très vif. Elle a dix ans, en 1989, à Toulouse, lorsqu’elle assiste, fascinée, au Bourgeois gentilhomme, dans l’ébouriffante mise en scène de Jérôme Savary. La référence a de quoi surprendre, tant on est loin de l’univers qu’elle développe aujourd’hui, mais la gamine d’alors est saisie par la joie, l’inventivité et le vivant qui en émanent. Elle presse aussitôt son père de l’y emmener une seconde fois, revoit donc le même spectacle, repère tout ce qui n’est pas exactement pareil et découvre l’extraordinaire rapport au présent qu’entretiennent les acteurs. Son père, heureux hasard, connaît l’une des actrices, l’emmène en coulisses, la fillette est émerveillée et décide de faire du théâtre. Avec son père toujours, elle écrit une pièce et la joue devant ses copains. Pourtant, le théâtre n’était pas une habitude dans cette famille plutôt modeste. Son père était brocanteur, sa mère vendeuse. « Nous n’allions pas au théâtre dans ma famille, le rapport à la culture, c’était par la télé… ». À la suite de ce premier « choc », elle débute aux ateliers Jules Julien, qui existent toujours à Toulouse et dont la qualité pédagogique, basée sur l’improvisation, l’a marquée. Elle y reste jusqu’à ses 18 ans.
Le deuxième déclencheur, « la vraie influence » cette fois, c’est Pina Bausch et son Sacre du printemps vu dans la Cour d’honneur du festival d’Avignon, à 16 ans. « Le Sacre, je vais le voir chaque soir, je me faufile à l’entracte, je vole de la terre de la scénographie, je deviens une fétichiste de ce spectacle, ça a été un énorme choc ». Jeanne Candel enchaîne ensuite avec le conservatoire de Toulouse, les ateliers du Sapajou, à Montreuil, puis le conservatoire du Ve arrondissement de Paris, dans le cours de Bruno Wacrenier — « un être humain incroyable, très joyeux, généreux dans son rapport au plateau » — dont l’enseignement en a marqué plus d’un.
Elle n’y reste qu’un an mais rencontre ceux qu’elle appelle « sa bande », notamment Samuel Achache — qui deviendra son compagnon et co-metteur en scène de plusieurs de ses spectacles —, Samuel Wittoz, Julien Vila, Arthur Igual, Sarah Le Picard, Hortense Monsaingeon… Elle y retrouve aussi son amie d’enfance Laure Mathis (magnifique dans Doreen - 2016, de David Geselson) avec qui elle a découvert, quelques années plus tôt, la force de la musique classique à la Halles aux grains de Toulouse, où, chaque semaine, le chef d’orchestre Michel Plasson organisait des cycles (tout Brahms, tout Mahler…). « Sa mère nous avait abonnées. Un cadeau magnifique ! Durant deux ans, chaque semaine, je plonge dans la musique classique portée par l’orchestre live, c’est une de mes premières grandes émotions. J’ai compris plus tard à quel point ça m’avait nourri ». La musique, que l’on retrouve ensuite dans la plupart de ses créations, la sauve à ce moment-là du chagrin d’avoir perdu son père, à l’âge de 16 ans. Autre Toulousain rencontré plus tard, le comédien Lionel Dray compte parmi les complicités artistiques qu’il faut citer. Plusieurs d’entre eux transiteront d’un groupe à l’autre, entre celui de Jeanne Candel et de Sylvain Creuzevault notamment.
Chercher ensemble, la leçon d’Arpad Schilling
L’amitié, le groupe… la dimension collective est déterminante dans le parcours de Jeanne Candel, son art en est totalement imprégné. Ce n’est pas celle qui prévaut alors au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris où elle est admise en 2002. Elle n’est pas tout à fait dans son élément. C’est cependant là, dans le cadre d’un atelier de 3e année, que la jeune actrice rencontre le metteur en scène hongrois Arpad Schilling, avec qui elle va travailler plusieurs années. Une expérience fondatrice : « nous partions des semaines au fin fond de la Hongrie, c’était de la recherche pure, ce qui me correspondait complètement. Il m’a en quelque sorte donné l’autorisation de faire mes choses, il disait : tu n’es pas simplement une interprète, tu es autant créatrice, tu vas penser tes formes… ça nous mettait à un endroit de responsabilité gigantesque, ça nous a ouvert plein de possibilités, de territoires. Arpad était d’une grande intelligence, il avait une capacité d’analyse, un regard critique, très courageux, très frontal. Il était très exigeant sur la question du regard, de ce que tu reçois quand tu regardes un acteur sur un plateau. Il m’a énormément formée ». Il l’embarque avec sa compagnie Krétakör dans Éloge de l'escapologiste (2008), Père courage (2008) et Laborhotel (2009).
Une artiste du collectif

La première création signée Jeanne Candel, Robert Plankett, en 2010, s’est construite sur ce terreau-là, dans une énergie de groupe totalement liée à son aventure hongroise. « Après cette expérience, je ne voulais pas que ça s’arrête, j’ai appelé les copains, je leur ai proposé de faire un labo, comme on disait avec Arpad. Nous sommes partis à Villeréal, chez Samuel Wittoz, on a fait des sessions de recherche à la Ferme du Buisson, dans des appartements, c’est comme ça qu’on a monté notre premier spectacle. »
Une histoire de groupe, de deuil aussi déjà. Dans ce spectacle écrit à même le plateau, s’entremêlent autour d’un personnage disparu des histoires vraies, des souvenirs et des mensonges enfouis sous les cartons pour dire avec tendresse et pudeur le gouffre de la perte. José Alfarroba, du Théâtre de Vanves, et Christian Benedetti, du studio théâtre d’Alfortville, l’ont programmé, il y a eu ensuite une résidence au Théâtre de la Cité internationale et c’est ainsi qu’il a fallu monter une compagnie.

© Jean-Louis Fernandez
À partir de ce premier spectacle, puis avec ceux qui suivront, dont Le Crocodile trompeur (2013) et Le goût du faux et autres chansons (2014), Jeanne Candel trace son chemin sur la scène artistique, suivie par de nombreux partenaires qui soutiennent les productions.
Elle enchaine les projets et, en 2019, se pose à la Cartoucherie de Vincennes, au Théâtre de l’Aquarium dont elle assure la codirection avec Elaine Meric et Marion Bois.
Artiste du collectif, du temps long et de la rêverie, Jeanne Candel a mûri doucement dans ces murs « habités » Baùbo, de l’art de n’être pas mort (2023), où une divinité méconnue de l’Antiquité croise un chœur baroque d’êtres en deuil de la passion. La perte, l’amour, la poésie, le rêve, se répondent dans son théâtre surréaliste et polyphonique où les temps et les espaces se confondent. Où la mort rôde en hôte familière sans pour autant que le rire ne s’en absente…
