Krzysztof Warlikowski s'emploie à extraire des dramaturgies leur substantifique moelle sans se préoccuper d'une supposée fidélité au texte. La continuité narrative repose chez lui sur la remise en question de ce qui fait le récit. Lorsqu'il transforme ainsi le matériau littéraire ou dramatique auquel il s'attaque, il mêle l'antique au contemporain et explore, grâce aux grecs notamment, la notion de sacrifice (féminin la plupart du temps) afin de dénoncer l'antisémitisme, le racisme, la misogynie, l'homophobie… Résolument introspectif, son théâtre s'attaque aux archétypes qui se perpétuent et emprisonnent l’être humain.
Le théâtre comme une expérience mystique
Dans les années 1990, après un séjour à Paris, Krzysztof Warlikowski est de retour dans son pays natal. Ses propres interrogations rencontrent un vibrant écho dans le public polonais. Il sent qu'il peut enfin établir le dialogue avec ses compatriotes. Enfin à sa juste place, il se lance dans une quête théâtrale effrénée, à travers les textes de Shakespeare et d'auteurs grecs anciens.
Est alors créée Angels in America : pièce-fresque de l'américain Tony Kushner. Elle est présentée en 2007 au Festival d'Avignon et dépeint, à travers des personnages réels et fictifs, les États-Unis de Reagan dans les années 1980, profondément marquées par l'irruption de la pandémie du sida.
TR Warszawa, 2007
« Il y a beaucoup d'anges dans cette pièce. J'essaie de les comprendre. Ce sont des personnages dont l'essence est d'aimer. Ils sont tombés du ciel et maintenant ils sont souillés par la rue. Je crois en de tels anges. Je m'intéresse davantage à leurs âmes qu'au contexte américain dans lequel ils évoluent. Je regarde leur vie et il s'avère bien sûr qu'ils ont les mêmes problèmes que les gens du monde entier », confie Krzysztof Warlikowski (Dziennik).
Parmi eux, Roy Cohn, avocat homophobe et raciste, une des premières victimes du sida, et protégé du sénateur McCarthy, qui a envoyé à la chaise électrique le couple Rosenberg. On y rencontre également Joe, jeune avocat mormon qui s'envoie en l’air avec un garçon nommé Joe et qui lutte avec son identité sexuelle, puis sa femme, Harper, droguée au valium voyageant d'une hallucination à l'autre, ou encore Belize, drag-queen qui devient l'infirmière de Roy Cohn. Le metteur en scène polonais explore avec grande subtilité les motifs complexes de cette pièce foisonnante où le politique sans cesse étreint l'intime, poussant au paroxysme son art de l’exégèse dramaturgique pour faire entendre le battement intérieur de l'œuvre. Il cherchera désormais cette richesse dans les textes qu’il porte au plateau.
Une polyphonie dramatique

C'est à partir d'(A)pollonia (2009), que Krzysztof Warlikowski fait se croiser plusieurs auteurs en entremêlant leurs textes. Cette polyphonie dramaturgique sera désormais non seulement sa marque de fabrique, mais aussi le moyen de confronter et d'analyser en profondeur plusieurs points de vue sur un même thème. Ce thème, il le décompose, comme s'il cherchait à faire rayonner son message jusqu'à l'universel, en lui offrant une palette de mille et une couleurs.
En fond sonore des textes d'Eschyle et d'Euripide, couplés à l'écriture contemporaine de Hanna Krall et J.M. Coetzee, peuvent se faire entendre des chansons rock, jouées par un groupe de musiciens sur scène, en même temps que défilent des images vidéo novatrices. Krzysztof Warlikowski nous convie à un voyage dans la cruauté d'un destin où se croisent les dieux et les hommes, les victimes et les bourreaux, par le biais de trois histoires du don de soi : Iphigénie offrant sa vie pour permettre à son père Agamemnon de gagner la guerre, Alceste mourant à la place de son époux Admète, et Apollonia assassinée par les nazis pour avoir caché des juifs. En faisant résonner en écho ces récits, le metteur en scène incite la conscience spectatrice à s'interroger sur le sens du sacrifice. N'est-il pas souvent guidé par l'amour ? Comment peut-on décider de la vie d'un autre ? Quelles conséquences cela entraîne-t-il ?

Après une dizaine de mises en scènes de pièces de Shakespeare, Krzysztof Warlikowski crée ainsi Les contes africains (2011) : il réunit des scènes tirées de trois tragédies pour évoquer l’exclusion du Juif, du Noir, du Vieux, ou tout simplement de l’Autre, à l'aide des trois personnages : le roi Lear, le Juif Shylock, le Noir Othello. Le tout est étayé de pages du roman l'Été de la vie de J.M. Coetzee, d’extraits d’un récit du militant noir américain Eldridge Cleaver et de monologues de Cordélia, Desdémone et Portia, écrits par Wajdi Mouawad.
« Rejetés et exclus, ils vivent en marge de la société aussi bien à l'époque de Shakespeare que dans la nôtre. Nous n'avons toujours pas réussi à nous confronter aux thèmes les plus importants de l'humanité. Toujours, le Noir, le Juif et le Vieux suscitent aversion, haine, angoisse et peur », affirme Krzysztof Warlikowski, qui noue à ce constat une introspection sur la tension entre l'identité sociale et l'être intime.

via opale.photo, Théâtre de l’Odéon, 2016
Il poursuit l'exploration de cette part obscure de l’humanité en 2016, avec Phèdre au Théâtre de l'Odéon, et Isabelle Huppert dans le rôle-titre. Ici encore, il compose un savant mélange de textes, qui dessinent la figure mythologique. Au travers des écrits de J.M. Coetzee, de Wajdi Mouawad et de Sarah Kane, il s'attache à répondre à la question « Qui est réellement Phèdre ? », tout en ciblant l'interdit de l'inceste (entre belle-mère et beau-fils) à travers différentes déclinaisons de la rencontre amoureuse entre les deux personnages.
Les démons de l’histoire

Magda Hueckel, 2013
Présenté au Festival d'Avignon en 2013 à La FabricA, le Kabaret Warszawski revendique la liberté d’expression contre l'assujettissement de la création, imposé au nom du « bien commun » et de la « sécurité ». Ce diptyque observe la dérive conformiste de l'humanité depuis deux époques, celle de la montée du nazisme dans l'Allemagne de la République de Weimar et celle de l'après 11 septembre 2001 à New York. Krzysztof Warlikowski s'inspire également du texte de John van Drutten I'm a Camera et du film culte Shortbus, de John Cameron Mitchell.
Il brosse le portrait d'un groupe d'artistes pour lesquels l'art est le but principal de l’existence. En conjuguant les espaces-temps, il s'interroge sur les limites de la liberté dans une époque où les normes sociales deviennent une forme de prison. La forme cabaret le libère de toute obligation envers l'intrique et autorise toutes les fantaisies formelles. Au fil des « numéros », surgissent des questions cruciales. Quelle est la place de l'amour dans notre société ? « Que sont les tentations diaboliques d'aujourd’hui, nous viennent-elles de l'extérieur ou les fabriquons-nous nous-mêmes ? Nos sociétés ont-elles épuisé leurs ressources ou pas encore ? » demande-t-il.
Kabaret Warszawski, extrait, Open'er Festival 2013
Un monde en perdition

En 2016, Krzysztof Warlikowski adapte pour la scène le roman A la recherche du temps perdu de Marcel Proust sous le titre Les Français, une allégorie cruelle d’une Europe hypocrite d'hier et d'aujourd’hui, gavée de préjugés, au bord de l’explosion, avec, toujours au premier plan, les thèmes de l'homosexualité et de l'antisémitisme. Le théâtre est plus que jamais pour lui l’espace d'une confrontation subjective avec le monde.
« Proust écrit un reportage sur son époque dont il diagnostique l'effondrement. On découvre une société de monstres élégants, qui s’adonnent à leurs jeux cruels lors de soirées mondaines, alors que le cataclysme de la première guerre mondiale guette déjà. Ces personnages crépusculaires sont les silhouettes d'un monde qui se perd. Celui de la culture européenne et de son modèle, qui cède aujourd’hui sous les coups de la vulgarité commerciale, du nationalisme, de l'emprise religieuse. L'économie et la politique finiront par dévorer l'humain. Nous avons échoué à mettre en œuvre l'Europe que nous avions rêvée. Que donne-t-on à la jeunesse aujourd'hui ? » explique-t-il.
Il se dresse face au texte, à son auteur et à l'Histoire, en ayant recours, de surcroît, à l’auteur dramatique israélien Hanokh Levin, qui lui est familier. En 2018, il décide de mettre en scène On s’en va, une comédie de Levin intitulée Sur les valises. Tous les personnages sont prêts à partir. Pour aller où ? Pourquoi partir ? Entre vrais et faux départs, décès et enterrements se succèdent. Finalement la vie n'est pas ailleurs. Il semble que seule la mort soit le vrai changement. En revenant à Hanokh Levin au bout de dix ans, Warlikowski s'efforce de trouver un lien entre les deux textes et de les faire résonner dans le contexte de la situation polonaise. Certains personnages de Krum se prolongent, en quelque sorte, dans ceux de On s’en va. Dans la première pièce, on rentre à la maison. Dans l'autre, on la quitte.
Interview de Krzysztof Warlikowski pour « On s'en va », Chaillot - Théâtre national de la Danse, 2019
