Au fil de son œuvre, Marc Lainé forge un style (mélancolique et pop), travaille ses obsessions (l'enfance, le couple, la séparation) et met en scène de grands espaces et des road trips endiablés où des personnages abîmés partent à la recherche d'eux-mêmes. En creusant le genre qui l'inscrit dans la culture américaine, il s'épanouit en tant que scénographe inspiré et se dévoile comme un auteur dont les blessures peinent à cicatriser.
L'obsession pour le Road play

© Patrick Berger
Pour qualifier le théâtre de Marc Lainé, il faudrait inventer un mot : le « Road play » - c'est-à-dire l'équivalent du Road movie, mais pour le spectacle vivant -. Le voyage occupe une place centrale dans son travail, constituant presque un genre en soi, balisé par des codes. L'auteur s'empare de ces clichés, catapultant ses personnages sur la banquette des trains (Nos Paysages mineurs (2021), Nosztalgia Express (2021)), au volant de vieilles voitures (Vanishing Point (2015)) et derrière les stores de motels miteux (Memories from the Missing room (2011)). Chez Marc Lainé, on va généralement d'un point A à un point B ; pour se perdre (souvent) et pour se retrouver (parfois). « Il y a un vrai défi à représenter des endroits infinis sur un plateau de théâtre, explique-t-il. L'obsession est peut-être liée à mon passé de scénographe. J'aime effacer les limites de la cage de scène, jouer avec l'obscurité, donner l'impression de mouvement. »
L'intéressé cite, à juste titre, l'influence de Wim Wenders. Mais là où le cinéaste allemand s'obstine à mettre en scène des protagonistes qui divaguent, errent ou vagabondent au gré de tribulations quasi existentielles, l'homme de scène français est un grand nerveux qui préfère lancer les siens à toute vitesse dans une quête vitale, dont l'issue est souvent malheureuse. « C'est un théâtre de la fuite en avant, commente-t-il. Mes personnages sont pris dans une course qu'ils ne pourront jamais gagner. » C'est un fils à la recherche de sa mère (Nosztalgia Express), un amant à la poursuite de son ex-compagne (Vanishing Point), un couple qui tente de vivre ensemble (Nos Paysages mineurs), pour le meilleur et surtout pour le pire. Rarement une scène de théâtre n'aura paru aussi vaste ; les personnages composent avec des événements imprévisibles, tandis que les paysages immenses (aux États-Unis souvent) défilent sur les écrans. En fin de compte, le tropisme américain de Marc Lainé - qui marque son travail jusqu'ici - est moins culturel que géographique. Son œuvre est celle des grands espaces ; des grands espaces à conquérir pour avoir une chance de se (re)conquérir soi-même.
Nos Paysages mineurs - Théâtre de la Renaissance, Oullins (2022).
Le charme d'une mélancolie nerveuse
Car derrière la course et l'action, en dépit de l'allure et de la nervosité, la mélancolie guette à tous les étages. C'est précisément ce qui fait le charme des pièces du metteur en scène : une tension permanente entre la fébrilité et la mélancolie. La psychologie artistique est souvent brouillonne, mais on peut difficilement en faire l'impasse si l'on espère cerner les thèmes qui jalonnent le parcours de Marc Lainé ; d'autant que celui-ci s'y prête volontairement. « Tout ce que j'écris est lié à l'enfance », note-t-il. Puis, il précise sa pensée : « Je rêverai toujours depuis l'enfance. » Il y revient souvent, évoquant dans Spleenorama (2014) les fraternités blessées, les rêves perdus, les amertumes laissées par l'adolescence. Sans surprise, il figure des couples voués à l'échec. Dans Memories from the Missing Room, c'est un homme et une femme qui se perdent dans les méandres d'un triangle amoureux, dans Hunter (2017), c'est l'intrusion d'une créature fantasmatique qui bouleverse l'intimité familiale, dans Nos Paysages mineurs, c’est la différence de classe qui aura raison de leur destinée conjugale.

Les enfants, évidemment, sont les premiers à faire les frais de ces inévitables ruptures. On se souvient, entre autres, de l'histoire de La Chambre désaccordée (2018), un joli spectacle jeune public. Simon, le protagoniste, se persuade que s'il décroche un concours musical, ses parents pourraient ne jamais se séparer. C'est triste. On a l'impression que, dans ses pièces, Marc Lainé tente de réparer un objet cassé, sans jamais y parvenir. « J'ai quand même été abîmé par la séparation de mes parents et l'amertume de mon père, admet-t-il. Quand il m'a raconté sa rupture avec ma mère, il m'a dit : 'en fin de compte, tu étais un cadeau d'adieu’. » De tels propos, en effet, pourraient justifier la gratuité de la psychanalyse pour les trois prochaines générations de Lainé... Mais il y a de l'espoir, tout de même. L'imagination, par exemple, peut panser les plaies. Dans Nosztalgia Express, le protagoniste, Daniel, se libère du mystère de la disparition de sa mère en s'inventant un récit héroïque. « C'est bizarre, avec ma formation, je pourrais faire du théâtre d'image, quelque chose de très abstrait, pourtant j'ai besoin de raconter des histoires, ça me fait du bien. »
Un langage pop et transdisciplinaire

Son style, haut en couleur, est marqué par le cinéma, le dessin et la musique actuelle (la culture pop en deux mots…). Les écrans occupent une place importante. Marc Lainé filme régulièrement ses acteurs en direct, jouant entre le plan large du plateau et le gros plan du septième art. « Comme Julie Duclos, comme Séverine Chavrier, comme pléthore d'artiste, j'ai besoin de cette transdisciplinarité, c'est générationnel. » Des écrans qu'il intègre dans des scénographies au style rétro.
Nos Paysages mineurs met en scène, à force de jolis détails, un wagon enfumé tout droit sorti des sixties. Nosztalgia Express figure un studio d'enregistrement, avec ses épaisses moquettes et motifs chamarrés, comme on en construisait dans les seventies. Vanishing Point est centré sur une voiture déglinguée comme on pouvait en voir dans les eighties. « Une fois encore, cette nostalgie s'enracine dans l'enfance », commente-t-il. On se souvient, aussi, des créations plastiques que dessinait en direct Philippe Dupuy, projetées en fond de scène, évoquant les grands concerts de l'époque psychédélique. Et puis il y a la musique, bien sûr, elle aussi jouée au plateau. Les styles varient au gré des décennies et des histoires : il y a la folk (tirant parfois vers le rock) de Moriarty, l'électro du jeune Superpoze, les chansons de Bertrand Belin, les préludes de Jean-Sébastien Bach… Le théâtre de Marc Lainé est un concert dont on sort ravi, les oreilles bourdonnantes.
Vanishing Point, les deux voyages de Suzanne W. - Valérie Brunissen (2015).