L’œil malicieux, ce 7 septembre 2014, Michel Crespin jouait tranquillement aux quilles sous l’ombrage de la place de son village d’adoption, Château-Chalon. Neuf quilles, le quiller – plaque de ciment pour les disposer – une grosse boule de bois à trois trous pour déquiller, deux équipes : voilà sur le plateau jurassien le théâtre de ce jeu, prétexte à poses pittoresques, postures héroïques, saillies et répliques.
Après quelques cinq buts, venues et rabats, il s’en est allé dormir, songeant à de futurs projets, passant alors secrètement dans son paisible sommeil du plein soleil au grand noir. Eclipse. Surprenant tout son monde comme à l’habitude. Depuis sa petite maison jusqu’au cimetière, un cortège funèbre, ultime parade joyeuse, a célébré cette dernière et belle sortie de scène, bien trop précoce… Dans le bleu du ciel, effet d’un splendide hasard, un oiseau de fer a ponctué à point nommé par un vrombissement l’hommage à celui qui, enfant, avait rêvé devenir pilote de chasse et qui cultivera le monumental éphémère avec l’esprit d’élévation. Son parcours depuis sa licence et sa certification en Sciences Physiques jusqu’aux distinctions de Commandeur des Arts et des Lettres et de Chevalier de l’Ordre National du Mérite, forme une trajectoire qui laisse des traces foisonnantes et nombre d’outils. Fondateur en 1983 de Lieux publics, Centre national de création des arts de la rue, créateur d’Eclat en 1986, festival européen de théâtre de rue, Festival d’Aurillac, cofondateur en 1995 avec Pierre Berthelot de la Cité des Arts de la Rue, créateur en 2005 de la FAIAR, Formation avancée itinérante aux arts de la rue, son cheminement d’artiste enthousiaste marque son temps.
Festival international de théâtre de rue d'Aurillac. 1ère édition. 1986
Sa scolarité de 1948 à 1959, dans l’immédiat après-guerre et la reconstruction d’un pays, s’effectue dans les écoles de l’armée. Enfant de troupe, pupille de la Nation, d’un père militaire et résistant tué lors du conflit (il le perd à l’âge de 4 ans, reçoit la Légion d’Honneur à titre posthume, il a une grande sœur et deux petits frères), il suit le cycle primaire à l’Ecole Militaire Enfantine Olympe Hériot, à La Boissière-Ecole dans les Yvelines, arrondissement de Rambouillet (1948-1952), puis le secondaire à l’Ecole Militaire Préparatoire Technique du Mans (EMPT) où il obtient un Bac Technique et Mathématique (1952-1958). Il entre ensuite au Prytanée National Militaire de La Flèche 1958-1959). Ce Collège fondé en 1604 par le roi Henri IV a été renommé en 1800 par Napoléon pour en faire « un des hauts-lieux où se forge la grandeur de la France ». Le prytanée dans la Grèce antique abritait le foyer où brûlait le feu perpétuel. La population y conviait les hôtes qu’elle voulait honorer. Cette ascendance n’est pas anodine. L’enfant militaire est devenu un militant solidaire à la flamme ardente, vouant sa vie à la paix et aux luttes pour la fraternité, faisant le choix de l’art à 33 ans, après dix années d’Éducation nationale et de militance syndicale dans cette France profonde qui voit s’achever les Trente glorieuses figées dans le gel gaulliste, creusant son propre sillon et ouvrant des perspectives. Cet homme des Lumières enseignait la science comme un conteur qui bonifie sa matière en lui donnant son poids, sa chair, son rythme, ses battements, ses tensions, sa vie. Il pratiquera l’art avec science et méthode et conservera une grande attention à l’éducation, l’enseignement, la formation, la transmission.
Artiste, acteur, auteur, metteur en scène et scénographe urbain, enseignant, formateur, son aventure est significative après 1968 de l’émergence collective et d’un regain des formes artistiques dans l’espace ouvert à 360° qui a engagé ce qu’il appelait « un bloc générationnel » unissant diverses générations partageant un même idéal. Une notion lui est chère, celle de « public-population » – rejoignant ce que Francis Jeanson nommait en 1968 le « non-public » – éloigné des lieux dédiés à l’art. « Nous allons où ils ne vont plus » disait Michel Crespin de la décentralisation dramatique. Il exprimait l’impérieuse nécessité pour toute parole artistique, de l’adresse à une large bande passante de spectateurs. Il fait le choix d’un terrain de jeu délaissé, la rue. Il participe à la réhabilitation d’une voie condamnée par l’urbanisme Moderne, pour désigner métaphoriquement tout espace libre et intempérant. Inventeur au sens de ce terme à la Renaissance, à ces moments charnières où le temps sort de ses gonds, toute son énergie a été consacrée à imaginer de nouveaux horizons, à faire se croiser les initiatives. L’intérêt pour la fabrique de la ville aiguillonnée par le théâtre de rue dont il est devenu une des figures majeures l’a amené à forger l’outillage conceptuel et institutionnel d’une profession et d’un secteur artistique.