Pour son premier spectacle il y a vingt ans, le moteur de la création avait à voir avec le désir d’oser signer des pièces devant des publics. Parfois les points de départ sont juste des idées, des tableaux ou des thèmes très larges, que Philippe Quesne partage avec ses communautés d’interprètes dans les laboratoires-terrarium du Vivarium.
Mettre en scène/en abîme
À chaque fois qu’il commence l’aventure d’un spectacle, Philippe Quesne a l’impression que ça pourrait bien être le dernier spectacle... À tout moment, il se demande si ce ne serait pas plus judicieux de réaliser un film ou d’écrire un livre ou une BD la prochaine fois. C’est toujours dans cet état qu’il démarre une pièce, avec le désir ou l’inquiétude que la forme pourrait passer par d’autres arts.
Pour La Démangeaison des ailes (2003), les membres du Vivarium ont répété tous les week-ends sans savoir que cela deviendrait un spectacle. C’est avec La Mélancolie des dragons (2008) que Philippe Quesne a commencé à professionnaliser la méthode sur ces quelques bases : se réunir avec un groupe constitué (quelques interprètes, des fidèles des premières pièces, combinés avec de nouveaux invités souvent venus du monde la musique) ; se mettre en mode d’expérience ; lire des textes ensemble ; essayer des situations sur le plateau.
Pour La Mélancolie des dragons, le groupe a très vite construit des choses, en l’occurrence d’énormes structures gonflables en plastique de bâches agricoles. Pendant ces répétitions-essais, Philippe Quesne se met au même endroit qu’eux : « On lance un grand labo de plusieurs mois ou années sans même que j’ai parfois dès le début une fable, ou une idée de scénographie… On lit, on va au cinéma ensemble, parfois dans un musée ou en plein air pour observer la réalité, mener des expériences dans la forêt qui deviennent des bribes d’histoire, de fable… » : ça ’s’écrit à force d’observation du groupe en train de chercher.

Pour l’écriture de Next day (2014) avec des enfants de 8 à 10 ans, il leur a demandé ce qu’ils voulaient mettre en jeu au plateau, quelles étaient leurs inquiétudes du futur. Tout a commencé par une collecte de bribes d’histoire, de récits de vie, d’images apportées, de chansons…, comme autant de révélateurs de leurs mondes intérieurs. Il ne s’agit pas de travail d’improvisation à proprement parler, mais plutôt de la mise en commun de matériaux – à la manière expérimentale des écoles d’art dont il est issu.
Peu importe que ce soit des interprètes formés à l’art dramatique, ce sont plutôt des individus, des gens qui viennent d’autres arts. Philippe Quesne passe du temps à fabriquer avec eux et à observer de loin comment le groupe se constitue. C’est alchimique et organique.
Différentes personnalités dans ses équipes peuvent créer des débuts d’histoires. Par exemple, Isabelle Angotti dans La Mélancolie des dragons était la seule femme dans un groupe de sept interprètes. « Un peu détachée du groupe des hommes, avec une sorte de candeur émerveillée, elle nous a rapidement fait penser à Blanche Neige. C’est devenu son personnage : une spectatrice idéale d’un groupe de farfelus en train de créer un parc d’attractions. »
Traitement par contournement
Philippe Quesne ne démarre jamais un projet d’écriture par un thème personnel comme la mort d’un proche ou une histoire d’amour, ou social et politique comme la question des flux migratoires ou de l’état policier… « Je ne sais pas traiter des choses littéralement, frontalement : j’ai besoin de fables par contournement, de métaphores, d’œuvres ouvertes ou de poésie qui me permettent de parler des tragédies du monde. »
C’est pour ça qu’il est souvent question d’artistes mis en scène, de petites communautés qui cherchent. Le résultat de ses pièces est souvent calqué sur son équipe au travail. Quand, dans La Mélancolie des dragons, on voit les interprètes sortir des matériaux de leurs coffres dans la neige, ça reflète leurs conditions de travail de l’époque. Ils répétaient alors chez Armand Gatti qui leur avait généreusement prêté un hangar - pas aménagé - à Montreuil au début de la Parole errante. Il faisait froid, ils avaient des moyens de production limités. La Mélancolie des dragons, c’est la vie de l’équipe, qui avait trois pipeaux, une bâche plastique, un chien et qui bricole des effets spectaculaires… « C’est souvent en regardant ce que j’ai que je fais du théâtre, avec ce qui existe autour de moi. C’est ce que j’appelle des matériaux, et forcément il y a des thèmes humains qui sont liés à ces matériaux. »
Il se lance dans quelques mois dans une aventure inspirée du Jardin des délices de Jérôme Bosch (projet de création 2023), pour les vingt ans de la compagnie. Il en est aux prémices et a déjà réuni une équipe de neuf interprètes. Mais pour le reste, il avoue ne pas savoir ce que ça va donner, ni s’il restera quelque chose de Bosch, à la fin…

© Martin Argyroglo
Comme souvent, il avancera à tâtons dans une sorte d’énigme, élucidées grâce à ses réminiscences d’histoire de l’art : hommage au romantisme allemand du peintre Caspar David Friedrich (Caspar Western Friedrich, 2016) ; inspiration d’un tableau de Breughel pour La Démangeaison des ailes, des gravures de Dürer ou de Goya pour La Mélancolie des dragons, peintures des paysages d’Albert Bierstadt, contemporain de Mahler, dans le Chant de la terre (2022).
Nourritures artistiques
Philippe Quesne est un curieux éveillé qui lit plus d’essais que de fictions, en y décelant de la poésie : « Quand je lis Shakespeare ou Beckett, je peux m’en contenter. Ça me fait plaisir de lire du théâtre mais ça ne me vient pas à l’idée de les mettre en scène. » En revanche, ses nourritures non dramatiques sont infinies ! Il cite volontiers la grande dame de Wuppertal qui a inventé la danse-théâtre, Pina Bausch, mais aussi souvent le plasticien, essayiste et créateur polonais Tadeusz Kantor, ou encore Beckett qui a révolutionné l’écriture, Klaus Michael Grüber, le duo Peyret-Jourdheuil, ou René Pollesch. Plus près de nous, la chorégraphe-marionnettiste Gisèle Vienne, la chorégraphe Maguy Marin, la circassienne Vimala Pons, la jongleuse des éléments Phia Ménard…
Philippe Quesne ne collabore pas forcément avec ces artistes mais ce sont des gens avec qui il a grandi et qui ont inventé des œuvres à part entière, dans des registres d’écriture encore inconnus : « À ce moment-là, ne publiant pas nos propres partitions, nous étions moins connus et/ou considérés par l’establishment théâtral. Claude Régy nous a grandement aidés en mettant en scène des textes de John Fosse ou Trakl, sans monter l’intégralité d’un texte. »

Grâce aux pionniers du décentrement du texte qui ont permis d’écouter-voir tout ce qui fait signe au plateau, Philippe Quesne a trouvé sa voie, avec d’autres artistes qui comme lui ont inventé des langages avec ou sans mot : « Lorsque j’ai dirigé Les Amandiers, CDN de Nanterre, j’ai invité la plupart de ces artistes mais on ne constitue pas une catégorie artistique. Nous avons comme point commun la recherche d’une écriture plurielle, avec une relation corps-objets assumée, un intérêt de mettre en scène des humains et des non-humains ».
Ses sources d’inspiration viennent aussi du cinéma. Il aime les artistes qui triturent la forme : de Godard à Tarkovski pour leurs fables métaphysiques, de Fellini à Raoul Ruiz, en passant par des films muets de Méliès… Il affectionne les décors reconstitués, en plastique et en carton-pâte, tous les cinéastes visionnaires, et s’est largement formé aux arts contemporains.
Compagnons de route
Quelques interprètes de la tribu du Vivarium sont là depuis le début, comme Gaëtan Vourc’h ou Sébastien Jacob. Découvert dans L’Effet de Serge (2007), Gaëtan Vourc’h joue dans presque toutes les pièces de la compagnie. Avec sa silhouette délicate et effilée, son timbre de voix spécial, il a un type de jeu particulier désormais indissociable de l’univers artistique de Philippe Quesne.
L'Effet de Serge - FTA - Festival TransAmériques
D’autres ont traversé beaucoup de spectacles, tels Rodolphe Auté, un ami plasticien qui venait avec son chien Hermès pendant les répétitions, ou Élodie Dauguet, collaboratrice artistique et technique. Beaucoup de musiciens ont accompagné des bandes son, souvent issus de groupes de musique alternative. Dans La Démangeaison des ailes, c’était un groupe punk improbable qui s’appelait les Subtle Turnhips ; dans La Nuit des taupes et Crash Park, c’était Thomas Suire, un joueur de thérémine, lui-même issu d’un groupe alternatif, Infecticide. Plusieurs compositeurs viennent aussi d’univers de la musique de films comme Pierre Desprats, qui a signé la création sonore de Fantasmagoria.

L’aventure se trace petit à petit avec des fidélités, des familles, mais la bande n’est pas permanente. Des gens vont et viennent autour d’un noyau dur de fidèles. Philippe Quesne travaille aujourd’hui régulièrement avec de nouveaux interprètes rencontrés lors d'invitations à créer à l'étranger : des enfants, des comédiennes japonaises, des acteurs d'ensembles permanents en Allemagne ou en Suisse pour Farm fatale ou Cosmic Drama, etc. Ce qui importe, c’est de faire muter les pièces avec une communauté qui reste ouverte.