De la création de sa première performance aux Arts-déco, inspirée de La Vie des termites de Maeterlinck et du Dépeupleur de Beckett, à la création de La Démangeaison des ailes, on retrouve quelques thèmes qui lui sont chers et des manières de faire : un ancrage au plateau, un dispositif scénographique/abri emprunté au lieu des répétitions, un vocabulaire poétique aussi bien textuel que visuel, quelques obsessions sur la vie animale et végétale…
La valse des disciplines
Avec La Démangeaison des ailes, au sens propre comme au figuré, Philippe Quesne aborde la question de se lancer, de s’envoler, de partir de son propre désir et d’agir sous sa propre responsabilité, après dix années au service d’artistes en tant que scénographe. Cette première pièce de 2003 sur l’envol et la chute, conçue par compilations de matériaux et de fragments, en brassant de nombreux liens avec l’histoire de l’art, a posé les bases du Vivarium Studio. Philippe Quesne a le sentiment de créer des scénographies sur le modèle du terrarium, qui est, selon la définition du Larousse, une installation destinée à l'élevage et l'entretien d'une collection vivante de reptiles, araignées, insectes ou autres petits animaux terrestres.
On y trouve un très beau texte de Platon relatif à la naissance des ailes dans le dos - sublime symbole de la naissance du désir, qui gratte drôlement avant d’éclore -, mais aussi des références à Breughel, au mythe d’Icare, des textes d’artistes contemporains comme Kabakov. C’est aussi à ce moment-là que se constitue le premier groupe d’interprètes de la constellation quesnienne : « un groupe de gens qui ne cherchent pas la rentabilité, ni de leur corps, ni de leur voix, ni de leur jeu. ».

© Philippe Granier
Avec La démangeaison des ailes, Philippe Quesne a conscience d’avoir créé une pièce différente, en rupture avec les grandes mises en scène de Jorge Lavelli ou Alain Françon, ou des scénographies monumentales comme peuvent le faire Yánnis Kókkos ou Richard Peduzzi, qu’on pouvait voir à cette époque-là, très efficaces, mais dans lesquelles il ne se reconnaissait pas : « Je me suis plus inspiré des chorégraphes de cette époque, d’un certain théâtre de marionnettes, du nouveau cirque, de l'art contemporain… On voulait, plus ou moins consciemment, poser des bases esthétiques sans que ce soit dogmatique. On voulait montrer qu’on pouvait faire du théâtre autrement, à l’instar d’Alain Platel par exemple et de toute la Vague flamande qui déferlait sur les scènes parisiennes. Les disciplines commençaient à valser : le décloisonnement entre 2000 et 2010 était vraiment apparu, et heureusement ! »
Écrire, avec ou sans mot
Dès 2003, Philippe Quesne et le Vivarium connaissent un réel succès avec La Démangeaison des ailes. Ils jouent la pièce à travers le monde dans près de vingt pays, enchaînent les spectacles et en vivent. C’était autant magique qu’imprévisible, se souvient-il. Il se met à « écrire » régulièrement des pièces, avec l’impression d’écrire des temporalités, de constituer une partition, en réunissant des interprètes et en convoquant tout un champ de références aux peintres, de citations… Là où certains directeurs artistiques ont pour habitude de mettre au rebut certains essais qui ont jailli pendant les répétitions, Philippe Quesne a pris le parti de mettre en scène tout ce qui est mis de côté : « J’ai décidé d’en faire le cœur du travail. Les matériaux collectés sont devenus le cœur de la pièce. Déjà dans La Démangeaison des ailes, les spectateurs avaient plusieurs couches à voir sous les yeux, en plus de la reconstitution sur scène de l’appartement dans lequel on avait travaillé, qui était devenu le lieu même de la représentation. »

Car il y a « du/des langage(s). » Un entrelacement de mots, paysages de sons et de lumière, des geysers de fumée, des rideaux de pluie. Philippe Quesne se sent écrivain de plateau (pour emprunter la belle expression de Bruno Tackels), et apprécie particulièrement cette expression qui réunit aussi bien François Tanguy et son Théâtre du radeau qu’Ariane Mnouchkine, parce qu’il renvoie à un « processus d’écriture, quel que soit sa forme, qui naît en travaillant au quotidien avec des gens, comme dans un atelier de sculpture, petit à petit. »
Quelque chose va venir
Philippe Quesne dit qu’il fait du théâtre comme s’il est assis dans un fauteuil, avec l’envie de voir ce qui va se dérouler. Il fuit les étiquettes et les catégories, ne revendique pas un type de théâtre engagé, militant, politique. Son intérêt pour des sujets graves, la planète en danger, l’apocalypse, son goût pour les communautés en forme d’utopie, son souci de l’environnement…, témoignent bien sûr de son ancrage dans le réel, de ses engagements citoyens mais c’est avant tout un poète sonore et visuel qui se laisse aller à des rêveries sur des sujets qui l’habitent. « Je ne revendique pas, ou plutôt je fuis les catégories ! On a très vite été invités dans des festivals de danse, des revues d’art plastique ou de marionnettes. On parle aussi de cinéma en entendant certaines musiques… J’aime bien échapper à une lecture univoque. J’ai milité au sens large pour ça. »
Impossible d’évoquer son univers sans souligner la place de l’étrange et la part de l’humour qui traversent ses drôles de fables. Aux confins d’un théâtre absurde et de rêveries éveillées, flirtant avec le clown, le mime et les arts plastiques, sans renoncer à quelques blagues potaches – hermétiques à ceux qui n’ont pas gardé leur âme d’enfant -, Philippe Quesne use des artifices et de l’art du décalage pour dire son souci du monde. Mais son théâtre n’est pas extravagant ni politique : « il y a certes quelque chose de politique dans le fait d’oser prendre le flambeau et de rassembler des gens dans des salles de spectacle pour partager ses préoccupations pour l’environnement… mais je n’ai pas un projet en forme de dogme, comme par exemple Milo Rau, qui a rédigé un manifeste au Théâtre de Gand. »
La Nuit des taupes de Philippe Quesne - FTA - Festival TransAmériques
Humain et non humain
Quand on fréquente le Vivarium Studio, il n’est pas rare de rencontrer des figures de taupes (La Nuit des Taupes, 2016), de chiens ou d'épouvantails (Farm fatale, 2020) dans des décors de nature d’après la fin du monde…, en carton-pâte (Crash Park, 2018), des étants de la planète de toutes les catégories du monde vivant, mais en plastique ou masqués… À l’instar des anthropologues Philippe Descola et Bruno Latour, il nous rappelle la présence de nombreuses ontologies sur terre. Il a d'ailleurs collaboré avec Bruno Latour à l’occasion du Théâtre des négociations (2015). Dans ce projet aux confins du politique et de l’artistique réunissant environ 200 étudiants venus du monde entier, il s’agissait de rejouer la Conférence internationale sur le climat, la COP21, pour mieux comprendre et agir sur les enjeux climatiques.

© Martin Argyroglo
Côté scénique et depuis une vingtaine d’années, Philippe Quesne et sa bande font dialoguer les différents habitants de la planète - avec le sérieux et la légèreté que l’on doit au sujet : « Humain/non-humain for ever : c’est comme to be or not be : c’est comme observer des animaux pendant mon enfance, avoir autant d’amis insectes qu’humains. Notre époque a réhabilité ces termes-là, mais c’est évident qu’on cohabite avec d’autres espèces, qu’il existe un monde multi spécifique, qui remonte à l’enfance. Lorsqu’on a des petits problèmes avec la société des humains, on peut jouer avec un playmobil, regarder une fleur, caresser son chat, parler à des cailloux… »
Animiste dans l’âme, mais sans le formuler, Philippe Quesne a la nostalgie de cette connexion multi espèces entre humain et non-humain qui fait le sel des fables dont il semble l’héritier (Ésope, La Fontaine, Ovide…) et regrette de vivre dans une société trop sérieuse qui a tout centré sur l’homme de manière abusive.
Dans les coulisses avec Philippe Quesne | Spectacles vivants | Centre Pompidou
Dans le règne des non-humains, il affectionne autant les univers végétaux et animaux que minéraux. Ainsi dans La nuit des taupes (Welcome to Caveland !), créé en 2016, Philippe Quesne immergeait les spectateurs dans un monde allégorique peuplé de taupes géantes, un étrange abri à mi-chemin entre la grotte et La Caverne de Platon. Les grottes mais aussi les pierres et les simples cailloux… sont de formidables sources d’inspiration pour ce créateur de mondes possibles. Philippe Quesnes est d’ailleurs intarissable au jeu des associations d’idées avec le mot « caillou » : « Caillou, ça me fait penser à Beckett, le Petit Poucet (Grimm) et Kantor, c’est-à-dire des gens qui mettent en scène le caillou magnifiquement, les rois du caillou ! » Lancé sur le mode de l’écriture automatique qu’on l’imagine utiliser en période de création, il énumère « Le caillou qu’on sème, le chemin, et la petite pierre (du crâne d’Hamlet à celle qu’on lance … » La mise en scène des objets le fascine depuis l’enfance, depuis sa découverte de Kantor, des Machines célibataires de Duchamp… « Caillou : double de l’homme parfait ! » Il essaierait de faire de la mise en scène du caillou ou des pierres, modestement, de temps en temps, comme ces gens qui faisaient autrefois des petits cirques de puces…
Dans les drôles d’univers scénographiques du Vivarium, des communautés égarées errent avec lenteur dans des grottes troglodytes (de La Nuit des taupes, tout juste évoqué), ou dans des marais opaques (comme ceux de Crash Park, la vie d’une île). Dans cette création de 2018, quelques survivants du crash d’un avion commençaient une vie de Robinson sur une île de carton-pâte, à la découverte d’un microcosme nouveau fait d’espoir et d’inquiétude, peuplé d’un bestiaire fantastique. Ici comme dans tous les mondes imaginés par Philippe, les créatures humaines et non-humaines « évoluent avec une certaine non-efficacité, avec leurs corps tels qu’ils sont. ». C, comme chez Kantor (qui a pensé le degré zéro du jeu d’acteur), on ne court pas sur ses plateaux. Son théâtre ne profère pas de grandes paroles face au public. Les corps ont même totalement disparu dans Fantasmagoria (2022) au profit des présences spectrales d’une bande de squelettes projetés et de danses macabres. L’interprète humain est remplacé par des hologrammes ou des projections de Pepper’s ghost (technique d'illusion d'optique datant du XIXe), comme dans les théories de l’éviction du vivant chères à Maeterlinck, Craig et Kantor.
NEW SETTINGS #8 I Philippe Quesne, "Crash Park, The Life of an Island" - Fondation d'entreprise Hermès