En 2023, ARTCENA lance les apéros Tête chercheuses. Au cours de ces rencontres, des universitaires sont invités à présenter leurs travaux de recherches en cours. Préfigurant ce nouveau format, et afin d'aborder les théâtres documentaires depuis la question du jeu d'acteurs, ARTCENA avait convié le 13 décembre 2021, Marion Boudier, dramaturge et maîtresse de conférences en études théâtrales à l’université Picardie Jules Verne, Tom Cantrell, chercheur à l’Université de York au Royaume-Unis et auteur de l’ouvrage de référence Acting in documentary theatre (2013), et Erica Magris, enseignante chercheuse à l’Université Paris 8, co-éditrice, avec Béatrice Picon-Vallin, du livre Les Théâtres Documentaires (2019).
Depuis le théâtre documentaire de Piscator dans les années 1920 jusqu’au « réalisme global » de Milo Rau aujourd’hui, l’usage de documents au théâtre a connu un profond renouvellement. Pourtant, très peu d’études ont été consacrées au travail spécifique des comédiens et comédiennes à partir de ces sources documentaires. En quoi le document modifie-t-il l’interprétation et les processus d’activation du jeu ? Du point de vue de la recherche, comment en rendre compte pour analyser et valoriser ces pratiques ?
Introduction
S’intéresser à la question du jeu d’acteurs dans le théâtre documentaire, explique Tom Cantrell dans son ouvrage Acting in documentary theatre (2013), c’est d’abord faire le constat que peu d’études ont été consacrées au sujet. Pourtant largement théorisé, le théâtre documentaire reste le plus souvent circonscrit à la question de la mise en scène. Aussi, la question du travail effectué par les comédiens à partir du document est-elle reléguée au second plan. Ce constat, rappelle Tom Cantrell, ne vaut pas uniquement pour le théâtre documentaire mais pour l’ensemble des productions théâtrales : c’est une des raisons qui le poussent à mener des entretiens avec les interprètes et, dans une seconde phase de son étude, à assister à des répétitions. Ces modalités de recherche impliquent de s’intéresser au processus de création et plus seulement au produit final.
Initié au cours des années 1920 par le metteur en scène allemand Erwin Piscator – auteur notamment de Théâtre Politique (1929), ouvrage théorique sur le sujet –, le théâtre dit « documentaire » interroge la portée idéologique d’une forme théâtrale pour laquelle « le document constitue la base même du texte et de la représentation ». En s’appuyant sur un matériau authentique, recueilli au cours d’une étude quasi scientifique, le théâtre documentaire s’attache non seulement à rendre compte d’une époque ou d’un fait (historique ou contemporain) mais il veut aussi influer sur ce dernier. Pour reprendre les mots de Piscator, le théâtre documentaire ne doit pas uniquement être « le miroir de l’époque mais un moyen de la transformer ». Ainsi, Piscator propose d’utiliser tout matériau issu du réel afin d’en faire la critique sur scène. Ce théâtre entend « clarifier » des épisodes de l’histoire ou de l’actualité contemporaine, et lutter contre la désinformation médiatique. En témoignent, par exemple, la pièce de Karl Kraus, Les Derniers jours de l’humanité (1919) qui retrace le déclin de l’empire austro-hongrois de 1915 à 1917, ou bien le monumental Discours sur le Vietnam (1968) de Peter Weiss, où deux mille ans de lutte du peuple vietnamien sont reconstitués sur scène. De fait, le matériau documentaire de ce théâtre « résistant » est choisi en rapport avec un thème global, politique, souvent la guerre, les luttes sociales, le faits divers, ou bien le procès – la plus célèbre pièce de procès étant L’Instruction (1965) de Peter Weiss, écrite à partir des témoignages du procès de Francfort.
Extraits de discours, photographies, enregistrements audios, vidéos, lettres, pièces d’identité… Le terme « document » a ici une acception particulièrement large pour désigner ces matériaux non dramatiques qui deviennent des éléments constitutif de l’écriture. Comme le souligne l’étymologie latine (documentum, ce qui informe) rappelée par Marion Boudier, ces documents influencent non seulement les contenus de l'œuvre mais aussi sa forme. Sur ce point, les pratiques théâtrales documentaires contemporaines sont extrêmement diversifiées, productrices de formes nouvelles et de techniques de jeu spécifiques. L’adjectif « documentaire » peut désigner aujourd’hui des formes dont le document est la matière première sans visée militante.
Quand l’acteur devient auteur du récit : Verbatim Theater et Tribunal Play
Les recherches de Tom Cantrell sur le jeu documentaire s’inscrivent dans le contexte britannique du Verbatim Theater (du latin « mot à mot »), développé dans les années 1970 à partir de l’usage du magnétophone. L’équipe théâtrale enregistre des entretiens, puis les retranscrit de façon absolument exacte et les restitue lors des représentations, parfois à l’aide d’oreillettes. La technique verbatim permet aux acteurs, au même titre que le metteur en scène, de prendre part à l’élaboration de la pièce. L’acteur devient auteur du récit.

Dans leur ouvrage Les Théâtres documentaires (2019 - écouter aussi l'Apéro-livre d'ARTCENA sur cet ouvrage), Erica Magris et Béatrice Picon-Vallin rapprochent le travail des comédiens du Verbatim Theater de celui du journaliste ou de l’enquêteur, puisqu’il consiste à recueillir une parole et à la retransmettre au public ensuite. Erica Magris évoque notamment « le théâtre de narration » ou « théâtre récit », initié en Italie par le metteur en scène Marco Paolini, et où les créations sont dirigées vers les communautés qui ont participé aux événements racontés sur scène. Parmi les plus célèbres pièces du répertoire, Il racconto del Vajont, créé en 1993, a fait l’effet d’un véritable coup de massue en Italie. Paolini y raconte la catastrophe du Vajont, dans les Dolomites, où des millions de mètres-cubes de terre se sont effondrées dans le lac du barrage du Vajont, entrainant la mort de milliers de personnes. En s’inspirant de la tradition orale du conte, en instituant les acteurs en auteurs, le théâtre de narration constitue une forme de théâtre hybride dans laquelle l’acteur-auteur porte un discours éminemment politique. Le metteur en scène britannique Nicolas Kent souligne également l’importance du collectif dans ces formes théâtrales, majoritairement jouées dans des lieux non dédiés (des écoles, des universités, des places de village, des prisons, des médiathèques, etc.), et où les opinions divergentes peuvent se rencontrer au sein du public, ce qui en fait un lieu démocratique privilégié.
Une autre tradition britannique importante évoquée lors de cette rencontre est le « théâtre de tribunal ». Ces pièces sont des reproductions extrêmement détaillées et minutieuses de ce qui se passe à l’intérieur du tribunal, accompagnées par un style de jeu, très subtile, très minimaliste, qui correspond à cette esthétique. L’acteur se concentre davantage sur le langage judicaire que sur la psychologie. Pour Value Engeenering, qui reproduit l’enquête sur l’incendie de la tour Grenfell qui abritait des logement sociaux à Londres, Tom Cantrell explique que les acteurs regardaient la retransmission live de l’enquête en cours pendant que le spectacle jouait. Dans ces deux cas (verbatim et tribunal), la question de savoir pourquoi l’acteur s’engage dans ce travail et s’il est en accord avec le positionnement politique de la pièce devient primordiale. De nombreux spectacles, à l’instar de The Laramie Project (2002) étudié par Tom Cantrell, mettent en scène le processus de travail afin de représenter l'élaboration d'un document et d’exposer les questions éthiques que cela peut soulever.
En comparaison, Marion Boudier et Erica Magris évoquent le reenactment, un autre procédé de jeu documentaire qui vise à rejouer des événements passés. Le metteur en scène Milo Rau, par exemple, reproduit avec ses comédiens des situations comme celles d'un procès (Les Derniers Jours des Ceausescu) ou une émission de radio au Rwanda (Hate Radio) pour produire le choc d’une expérience réelle et faire transparaître la distance historique. Dans Histoire du Théâtre (I) la Reprise (2018), dont le but est d’interroger en le reconstituant le contexte du meurtre homophobe d’Ishane Jarfi, le processus d’enquête et de reconstitution est clairement exposé et raconté au public. Milo Rau se demande comment le théâtre peut s’emparer de cette affaire pour rejouer une telle violence et quels sont les outils de distanciation que possède l’acteur pour confronter le spectateur à cette violence.
Hate Radio de Milo Rau - ThéâtreCroixRousse
Document et techniques de jeu
Deux grandes postures de l’acteur se dégagent face au document. Si certains se sentent inspirés par le matériau documentaire, d’autres lui prêtent une dimension contraignante. Imiter le réel, retranscrire une parole, enquêter… est-ce réellement du jeu ? Le document ne vient-il pas restreindre l’imaginaire ?
La modification de la pratique des acteurs par des éléments technologiques est un premier fait marquant à analyser, dont témoignait déjà L’Instruction de Weiss, mise en scène par Virgilio Puecher en 1967. Il fut l’un des premiers à utiliser la projection, ainsi que l’amplification sonore, en gros plan, du visage des acteurs, introduisant une médiation entre le jeu et sa réception. Les différentes observations des chercheurs dévoilent également l’importance de la nature du document, qui influe directement sur le processus d’activation du jeu. La metteuse en scène britannique Alecky Blythe utilise par exemple un système d’oreillettes, dans lesquelles sont diffusées des voix de personnes réelles. Sans pouvoir s’appuyer sur un texte écrit, les comédiens doivent utiliser ce qu’ils entendent pour créer en instantané un personnage, lui inventer une corporéité et une psychologie. En France, le travail d’Emilie Rousset fait écho à ce genre de technique. Dans sa pièce mise en scène avec Maya Boquet, Reconstitution : le procès de Bobigny (2019), les acteurs sont invités à restituer à l’oreillette des entretiens issus d’un travail d’enquête à partir des documents d’archives du procès. Les spectateurs les écoutent au casque et se déplacent librement d’un poste d’écoute à un autre. La fonction de l’acteur est bouleversée par ce genre de travail : il est moins l’interprète d’un personnage que le porte-parole d’une personne dont il cherche à transmettre les pensées, soit en donnant son propre point de vue et en situant son enquête, soit en se laissant traverser et agir par cette autre voix. À cette esquisse de typologie (acteur-reenacteur, acteur-auteur, acteur-porte-parole, acteur-traversé), Marion Boudier ajoute l’acteur-instrument dans le cas du travail de l’Encyclopédie de la parole qui consiste à reproduire les formes de la parole (mélodie, rythme, accentuation, etc.) à partir d’une collecte de documents sonores.

Dans certains cas, le document disparaît, étant complètement assimilé par l’acteur qui se l’approprie et le réécrit. Marion Boudier explique en ce sens que le document peut être un « combustible pour nourrir l’imaginaire de l’acteur ». Avec l’auteur et metteur en scène Joël Pommerat, elle pratique ce qu’elle appelle la « dramaturgie prospective » au sein de la compagnie Louis Brouillard. Cette pratique consiste à collecter des documents potentiellement intéressants pour la scène et à les transmettre aux acteurs afin qu’ils s’en inspirent pour improviser à partir d’eux. Ainsi dans Ça ira (1) fin de Louis (2015), toutes les paroles prononcées sont issues d’une réécriture de documents d’archives de la Révolution française qui ont été reformulés et modernisés lors des improvisations préparatoires jusqu’à produire un spectacle au vent résolument révolutionnaire mais où l’on ne reconnaît plus l’époque dans laquelle s'ancre la pièce.
À mi chemin entre l’enquête historique et le verbatim, Et le cœur fume encore (2019), de Margaux Eskenazi et Alice Carré, un spectacle autour des mémoires de l’Algérie, a également été écrit à partir de documents historiques et d’entretiens menés par les acteurs avec leurs proches au sujet de ce passé colonial. Pour finir, Erica Magris évoque le cas de l’acteur-document. À l’instar du spectacle Retour à Reims – adaptation de l’essai du sociologue Didier Eribon par Thomas Ostermeier –, certaines créations impliquent le vécu de l’acteur dans le récit. Ainsi Nina Hoss, comédienne de la Schaubühne, mêle sur scène l’histoire de son propre père, Willi Hoss, ouvrier d’usine et cofondateur du parti écologiste allemand, au récit de la classe ouvrière française fait par Didier Eribon dans son livre. Ce faisant, l’actrice-autrice devient elle-même matériau documentaire. On comprend alors la porosité de la relation entre matériau documentaire et acteur, question largement explorée dans certaines créations, où l’on voit fleurir la présence de « non professionnels » ou d’« amateurs » qui sont amenées à participer à une création théâtrale, comme dans le travail de Rimini Protokoll, de Mohammed El Khatib, de Milo Rau et dernièrement dans les « pièces d’actualités » au Théâtre de la Commune.
Retour à Reims de Thomas Ostermeier - Teaser - Théâtre de la Criée
Conclusion
À travers cette traversée de différentes époques et des multiples contextes nationaux de ce qu’on appelle le « théâtre documentaire » ou qui, plus largement, implique un spectacle dont le matériau principal est, d’une façon ou d’une autre des documents extra-théâtraux, émergent différentes figures d’acteurs : reenacteur, traversé, agi, porte-parole, engagé, notamment dans le point de vue politique qu’il défend. Tous se font co-auteurs dans une dynamique de palimpseste fabriquée par la collecte des documents, des entretiens et leur appropriation. Cela implique une dimension collective de la création, ainsi que de nouvelles façons d’étudier les productions théâtrales, davantage centrées sur les processus de création et l’art des acteurs.
Retranscription intégrale de la rencontre