Gramblanc, le clown blanc « chromopathe » de Jean Lambert-wild, joue l'Esprit nouveau dans UBU Cabaret, un spectacle bigarré qui fête avec insolence la liberté farouche et l'engagement poétique de l'œuvre iconoclaste de Jarry. Entouré de plusieurs des artistes du cabaret contemporain, il organise avec eux un colloque pataphysique entre normophobes, célébrant le dialogue entre cirque et cabaret, selon les lois renouvelées d'un genre qui transcende les assignations.
Pourquoi Gramblanc se retrouve-t-il au cabaret ?
Jean Lambert-wild : L'art du clown blanc, son habit, son geste, sa capacité à construire des figures, à faire cabriole des mots, sont de moins en moins présents sur scène. Parallèlement à cette disparition, on assiste à un renouveau artistique des cabarettistes. Monsieur K (Jérôme Marin), la Big Bertha (Loïc Assemat), Miss Tampon (Sylvain Dufour), et Jeanne Plante ont des attributs très proches du clown blanc, comme par exemple son caractère, sa geste, sa poésie, son art du faire-valoir, sa liberté, son attention au public ou sa capacité de transformation, qui est une matière constante d'étonnement. On pourrait dire qu'ils sont une version moderne, améliorée, updatée du clown blanc. J'ai un respect énorme pour leur travail, extrêmement bien construit, précis dans chaque mimique, dans chaque port de bras, dans chaque intention. Ils sont libres et majestueux.
Le clown blanc est-il transgenre ?
Jean Lambert-wild : Delphine Cezard consacre un chapitre intéressant1
aux clowns et à la question du genre dans l'ouvrage collectif Des Femmes et des hommes singuliers (2014). Cependant, je pense que son approche n'intègre pas toute la taxinomie des clowns et que sa réflexion concerne plus particulièrement l'auguste2
. De plus, je ne crois pas que le terme de « transgenre » soit approprié, car cette question importante de l'identité concerne avant tout l'intimité des personnes. Je puis témoigner, en revanche, que, dans son expression artistique, le clown blanc est fonction de celui ou celle qui l’accueille, ou bien poussières des étoiles dont il est le serviteur. C'est une identité poétique qui pourrait réveiller des querelles byzantines ; mais faut-il se disputer sur le sexe des anges lorsque la guerre sous toutes ses formes, militaires, sociales, économiques, politiques, nous assiège ? Regarder travailler des cabarettistes nous fait comprendre que leur identité n'est pas contrainte par un corps social ou physique. Leur identité est une poétique politique, qui sait faire grâce de vérités essentielles comme le respect, l'écoute et la compréhension. Leur implication, leur précision dans le chant et la danse, ou même le rituel du masque, renouent avec des affranchissements que certaines conventions de l'actorat ont malheureusement oubliés. Leur indépendance est totale. Ils défendent sur scène une irrévérence absolue, faite de fragilité et de liberté dont ils assument la responsabilité. Dans leurs actes comme dans leurs façons de considérer le corps, ils sont des êtres non seulement libres, mais aussi joyeux. Ils font troupe par accords sensibles, avec une solidarité énorme qui transpire sur scène. Les cabarettistes sont une bulle de paix dans un monde en guerre.
Pourquoi les rencontrer autour de Jarry ?
Jean Lambert-wild : L'œuvre d’Alfred Jarry a bouleversé les codes de la littérature et de l'art. On la réduit souvent au personnage d'Ubu et on oublie le reste. On oublie aussi qu'Alfred Jarry fréquentait des cabarets comme celui des Quat'z'Arts et qu'il aimait les clowns. On sait, par exemple, qu'il aurait voulu que Foottit joue le rôle du Capitaine Bordure. Voilà une anecdote qui n'est pas banale… Je me suis intéressé au cabaret pour faire entendre l'œuvre de Jarry et surtout pour transmettre la magnificence de sa langue, sa soif de liberté et son obsession de conjuguer des cultures différentes, classiques, potaches, populaires et savantes. Le théâtre, en la rigueur de sa convention, est limité pour faire entendre la polysémie de son œuvre. Notre spectacle commence par la mort d'Ubu : dès qu'on a tué le père, on peut libérer la famille ! La capacité des cabarettistes à construire des figures permet d'exprimer la modernité du geste de Jarry : face au trop-plein d'un monde normé, il faut des figures hors normes.
Pourquoi moderne ?
Jean Lambert-wild : J'insiste et je distingue : moderne et non pas contemporain. Alfred Jarry l'affirme : « Nous déclinons l'offre d’être contemporains pour rester libres de notre modernité. » Dans un monde réactionnaire comme le nôtre, être contemporain, c'est donc être réactionnaire, c’est confondre les principes et la morale. En réponse à cette violence systémique que nous subissons toutes et tous, il faut aujourd'hui reconstruire notre relation avec le public. Non pas briser le quatrième mur, mais casser le mur de conventions bourgeoises sournoises qui, aujourd'hui, excluent plus qu'elles ne fédèrent. C'est une réalité que les cabarettistes questionnent. Ils sont d'une modernité folle, cassant les codes et résistant à l'affaiblissement du langage ou aux normalisations des formes de représentation d'un théâtre bien-pensant, même quand il se croit mal-pensant. Leur engagement artistique est d'être avec le public quoi qu'il arrive. Je crois que, par méconnaissance de leur art, on ne respecte pas assez les cabarettistes et ce qu'ils apportent à la cité. Il serait temps de le reconnaître et surtout de les reconnaître.
Quel est cet apport ?
Jean Lambert-wild : Ce qui est éblouissant chez les cabarettistes, c'est leur manière de faire communauté, quelles que soient les multiples « saveurs entre-deux » qui nous composent, pour reprendre une expression chère à la Big Bertha. Il y a autant de formes possibles d'identité qui s'enrichissent de singularités multiples : si chacun est assigné à l'endroit où il doit être, algorithmiquement défini, il ne peut plus rencontrer l'autre. Chez les drag queens et les drag kings, comme chez les clowns blancs, le genre est poétique. Or, le geste poétique dépasse l'assignation identitaire. Il n'y a pas une drag queen qui ressemble à une autre. Le drag est un art de la métempsychose : voilà pourquoi je préfère parler de transformation plutôt que de travestissement. On n'est pas assigné à ce qu'on est. On est responsable de ce qu'on transforme.
- 1Cezard, Delphine. « 9 - Les clowns et la question du genre », Camille Froidevaux-Metterie éd., Des femmes et des hommes singuliers. Perspectives croisées sur le devenir sexué des individus en démocratie. Armand Colin, 2014, pp. 229-250.
- 2Auguste = clown portant un nez rouge, un costume burlesque trop grand pour lui, des souliers en bateau et une perruque hirsute. À l’inverse du clown blanc, digne et autoritaire, l’auguste (ou clown rouge) exécute toutes les bouffonneries.