Vanasay Khamphommala est dramaturge, performer et chanteuse. Sa compagnie, Lapsus chevelü, « a pour projet de transphormer le monde ». À ce titre, « elle s'intéresse donc à tout ce qui déstabilise les repères établis pour créer des beautés nouvelles. Revendiquant sa nature parasitique, elle s'efforce de faire disjoncter en beauté les systèmes : récits, genres, grammaires. Lapsus chevelü affiche crânement son identité trans* : transculturelle, transdisciplinaire, transgénérationnelle, transcendantale surtout ». Elle « tire à coups de canon sur tous les canons, notamment esthétiques ». Si le projet artistique de Vanasay Khamphommala s'inscrit dans une perspective politique revendiquée, son militantisme est résolument pacifique, emprunt d'une douceur qui tranche avec la virulence de ceux qui peinent à comprendre que la crispation identitaire ne peut pas résoudre les débats sur le genre. L'autre n'est pas un étranger pour l'homme.
Quand avez-vous commencé à explorer la question du genre ?
Vanasay Khamphommala : Depuis mes tout premiers débuts au théâtre, puisque le théâtre est l'espace où l'on met les costumes que l'on veut. Dès l'école primaire, au club théâtre de la MJC de Pacé, dans la banlieue de Rennes, j'ai ainsi commencé à découvrir comment je me percevais et comment j'étais perçu. Cette exploration précoce du genre était surtout esthétique (je cherchais ce que je trouvais beau), mais à partir de 2018, la création de la compagnie Lapsus chevelü a politisé cette démarche. Questionner le genre par la mise en scène contribue à le redéfinir : le travail de la compagnie est politique parce qu'esthétique. Il s'agit d'interroger l'impensé politique de nos représentations.
Pourquoi politique ?
Vanasay Khamphommala : Parce que ce travail consiste à redonner de la puissance politique à des figures marginalisées : la crédibilité voire l'intégrité d'une femme trans sont sans cesse questionnées car cette dernière renonce à s'inscrire dans le système binaire, prédominant dans la société. La transition est en cela un parcours de résistance, et, à mes yeux, elle est d'abord une pratique politique, et pas tant le parcours psychologique à laquelle on la réduit souvent. Explorer la transidentité me permet de parcourir des possibilités politiques et poétiques qui s'ouvrent à moi. Le monde est beaucoup plus divers que ce que le binarisme nous fait croire. Le mouvement trans et intersexe atteste que le binarisme est une fiction politique qui se fait passer pour la réalité : en dehors des stéréotypes, deux femmes ne se ressemblent pas plus qu'un homme et une femme, a fortiori lorsqu'on intègre d'autres prismes pour observer le réel (le prisme de la race, de la classe ou du handicap, entre autres).
Comment avez-vous découvert l'importance de cette question ?
Vanasay Khamphommala : J'ai été longtemps – pour faire bref – un garçon blanc assez efficace. Je gommais ce qui relevait de ma transidentité comme de mon héritage asiatique (mon père est lao). Ma recherche sur le genre et sur la culture laotienne relève d'une même remise en question de l'héritage patriarcal et colonial. L'hégémonie de la binarité de genre est un produit de l'effacement des cultures colonisées. Le voguingvoguing : style de danse né à New-York dans les années 1970 au sein des clubs gays, fréquentés par des homosexuels et transgenres afro et latino-américains. Cette danse est caractérisée par la pose-mannequin telle que pratiquée dans le magazine américain Vogue dans les années 60. conjugue aussi le travail sur le genre avec une contestation des systèmes de classe et de race. Là encore, cette recherche émane de personnes non-blanches issues de minorités politiques, comme s'il était moins risqué – même si toujours difficile – de renoncer à son privilège d'homme quand on est un citoyen de seconde zone, minorisé par sa race, et que l'on s'autorise alors d'autres formes de subversion. Sur ce thème, les œuvres les plus pertinentes émanent pour moi d'artistes issus de l'histoire coloniale, comme La Place du chien (2018) de Marine Bachelot Nguyen, ou les pièces de Rebecca Chaillon. En réalité, ces questions sont connexes et les aborder ensemble permet d'offrir plus de richesse au monde en l'explorant selon différentes grilles de lecture.
Dans quelle mesure ces questions éclairent-elles la société ?
Vanasay Khamphommala : Elles participent à la dénaturalisation de formes de pouvoir normatif, étant entendu que ce qui est naturalisé, c'est-à-dire ce qui se fait passer pour naturel, est précisément ce qui est culturellement construit — en l'occurrence, l'autorité blanche et masculine. Les esthétiques queer deviennent intéressantes si la subversion fait céder les digues. Je suis une femme trans asiatique et non-binaire. Mais si l'affirmer me fait rentrer dans une case et que rien ne bouge, ça ne m'intéresse pas. Les artistes queer saturent l'espace politique pour le bousculer par plusieurs bords, et il ne s'agit pas seulement d'une inversion carnavalesque, qui n'est efficace qu'à court terme, puisque les choses reviennent à la normale après le carnaval. J'ai beaucoup d'affection pour le cabaret car il est une forme transgressive. Mais soit le cabaret doit être permanent pour valoir comme subversion permanente, soit on valorise aussi des stratégies de subversion moins spectaculaires.
Par exemple ?
Vanasay Khamphommala : Par exemple dans ma performance Je viens chanter chez toi toute nue en échange d'un repas (2020), avec laquelle je vais chez les gens montrer mon corps trans low cost. Non pas à l'endroit productiviste de certaines esthétiques trans, mais pour rendre visibles les parcours trans non-spectaculaires. Lorsque j'enseigne à l'université ou en école d'art dramatique, je rencontre des étudiants trans. Leur transidentité n'est pas forcément une source de souffrance, loin de là, mais voir une prof trans libère la parole de ceux qui, en face, vivent des parcours similaires. Le mouvement trans est en train de vivre ce qu'a vécu le mouvement gay il y a vingt ans : moins marginalisé dans l'inscription sociale, il gagne en nuance dans la manière dont il se représente. Je crois très important de ne pas circonscrire le travail sur le genre au travail artistique : il est aussi un travail politique que je mène en tant que citoyenne. Il s'agit de s'engager non seulement sur les plateaux mais aussi dans la vie. Quand on a accès à un plateau, on est protégé. Or, si on veut s'inscrire dans une réflexion politique, les choses doivent aussi se passer en dehors des plateaux. Voilà pourquoi Je viens chanter chez toi toute nue en échange d'un repas est une performance gratuite qui a lieu chez les gens. Je ne veux pas m'enfermer et enfermer ces questions dans les théâtres. Je travaille de plus en plus hors des plateaux, pour que ces questions deviennent virales.
Qu'apporte ce travail à la société ?
Vanasay Khamphommala : D'abord plus de poésie, de singularité, de diversité et de beauté. Ensuite, plus d'égalité en permettant de rendre visibles des structures d'inégalité liées à des expressions de genre. Le but est donc d'apporter de la beauté et de la justice. Ce travail apporte aussi plus de liberté : si l'espace du genre est moins contraint, liberté et égalité y gagnent. Au sens étymologique de la fraternité comme espace politique partagé, il cherche à donner aux personnes ciscis = pour cisgenre. Personne en accord avec le genre qui lui a été attribué à la naissance. Par opposition à transgenre = qui se reconnait et/ou se revendique d’un autre genre que celui qui lui a été attribué à la naissance. et trans une égale dignité politique. Je suis fan de la culture drag mais j'essaie de m'intéresser à d'autres endroits de dignité politique. Les femmes trans victimes de violence sont moins les drag queens flamboyantes (qui sont des reines !) que Madame Tout-le-monde, qu'une transidentité visible expose à de nombreuses formes de violence et de discrimination. Lui rendre sa dignité passe par la mise au plateau. Dans Monuments hystériques, que nous avons créé en 2020, figure ainsi le personnage d'une prof de latin trans, qui a les traits et l'allure de n'importe quelle prof : je crois important de montrer cette transidentité-là. Je travaille aussi beaucoup sur la question sexuelle : c'est important pour moi de représenter des personnes trans qui sont des sujets désirants, et non des objets de fantasmes.