L’étude réalisée par Anne Jonchery et Philippe Lombardo pour le Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la Culture révèle, sans grande surprise, que le confinement a favorisé les pratiques en amateur et la consommation de contenus culturels. De façon bien plus étonnante – surtout si on compare la culture à d’autres domaines où la crise sanitaire a creusé les inégalités sociales et économiques – elle montre combien les pratiques culturelles apparaissent moins clivées, certains écarts sociaux et générationnels se réduisant même pour nombre d’entre elles.
Imposé du 17 mars au 11 mai 2020, soit durant presque deux mois, le premier confinement sanitaire lié à la pandémie de la Covid-19 n’a pas uniquement modifié l’organisation des temps de travail – suivant que l’on était en chômage partiel ou technique, présent dans l’entreprise ou en télétravail – et de vie. Il a également affecté le rapport à la culture, en limitant l’accès à de nombreux biens culturels physiques (proposés par des librairies, des disquaires ou encore des bibliothèques, tous fermés) et en supprimant les possibilités de sorties au cinéma, au théâtre, au cinéma, au concert…
Désormais, le temps dévolu aux loisirs se trouvait concentré au sein de l’espace domestique (occupé seul ou à plusieurs), où la culture prodiguée via les écrans ou d’autres outils numériques était la seule à n’être pas entravée par la crise sanitaire. Dans ce contexte particulier, quelles pratiques culturelles se sont développées ou bien amoindries ? Quelles évolutions notables sont apparues ? Quels impacts les conditions dans lesquelles certains individus étaient confinés ont-elles produits sur les comportements culturels ? Le confinement a-t-il renforcé les inégalités entre les individus ou bien, au contraire, provoqué un élargissement des publics voire une uniformisation des comportements culturels ?
Afin de le déterminer, une vague exceptionnelle de l’enquête Conditions de vie et aspirations du Crédoc (menée chaque année depuis 1978) lancée pendant le confinement a permis d’interroger la population âgée de 15 ans et plus sur les pratiques culturelles en cette période inédite ; des pratiques culturelles considérées au sens large du terme puisqu’elles regroupaient à la fois les pratiques artistiques, culturelles et scientifiques en amateur, les consommations culturelles, la consultation de ressources culturelles numériques et des réseaux sociaux, ainsi que les supports utilisés pour se tenir informé. Les résultats obtenus ont été mis en regard avec ceux de l’enquête réalisée en 2018 sur les pratiques culturelles, en tenant compte toutefois des différences de protocole (enquête en face-à-face en 2018, en ligne en 2020) et de référence temporelle (les 12 derniers mois pour l’enquête de 2018, 5 à 7 semaines pour celle de 2020).
L’engouement pour les pratiques en amateur
La période de confinement s’est avérée propice à la pratique en amateur. En témoigne la comparaison des taux de pratique par rapport à ceux de 2018. Très prisés (14% à 20% de la population s’y sont adonnés), la musique et la danse, ainsi que les arts graphiques (dessin, peinture, sculpture) ou le montage vidéo augmentent de 5 à 6 points. Mais c’est la pratique d’une activité scientifique ou technique (astronomie, recherches historiques…), déclarée par 16% des personnes interrogées, qui enregistre le bond le plus notable : + 10 points. Ces résultats illustrent moins un accroissement des publics (si 43% avaient pratiqué au moins une activité en amateur en 2018, ils sont 44% durant le confinement, toutefois sur un temps plus court que les douze mois de l’année 2018) qu’une intensification des pratiques. En effet, les pratiquants ont réalisé chacun en moyenne 2,5 activités, contre 1,8 en 2018.
Plus remarquable encore est le double constat qui s’opère lorsqu’on examine le profil de ces artistes amateurs : on assiste d’une part à un rajeunissement des pratiquants, et d’autre part à une réduction des écarts sociaux pendant la période de confinement. Les 15-24 ans, qui présentaient déjà le plus fort taux de pratique en 2018 (57%), ont le plus développé ces activités de mars à mai 2020 (71%, soit + 14%). Ils ont ainsi creusé l’écart avec les 60 ans et plus, dont le pourcentage s’est maintenu (35%). En revanche, la féminisation des pratiques observée en 2018 dans tous les domaines à l’exception de la musique n’est pas confortée. Seule la pratique du dessin, de la peinture et de la sculpture s’est davantage féminisée. Enfin, alors qu’en 2018 les cadres pratiquaient 2,2 fois plus une activité en amateur que les ouvriers, l’écart s’est presque totalement résorbé.
S’étendant à toutes les activités enquêtées, cette réduction des écarts entre les groupes sociaux s’explique par deux raisons : une augmentation des pratiques des ouvriers (+ 12 points par rapport à 2018), et une chute de la pratique des cadres (- 18 points) et des professions intermédiaires (- 14 points). Même phénomène en termes de niveaux de diplômes, avec une hausse de la pratique en amateur parmi les non-diplômés (+ 11 points) et une baisse chez les diplômés du supérieur (- 8 points). Cette reconfiguration est à relier, en partie, aux modalités d’exercice de l’activité professionnelle durant cette période. En effet, les personnes en télétravail, et plus encore celles qui ont vu leur activité interrompue (les ouvriers étaient ici les plus concernés) affichent les taux de pratique les plus élevés, respectivement 48% et 51% d’entre elles.
Concernant cette fois les pratiques préférées, on note une augmentation de 5 points par rapport à 2018 du chant ou d’un instrument de musique (16% de pratiquants) ; augmentation particulièrement marquée (+ 15 points) chez les 15-24 ans et les 25-39 ans, chez les ouvriers et les employés (+ 6 points), à l’inverse des cadres et des professions intermédiaires (- 3 points). Les nombreuses œuvres musicales et/ou vocales proposées par des formations amateures via Zoom et diffusées sur le web, ainsi que les prestations individuelles réalisées depuis des fenêtres et des balcons et, elles aussi, partagées sur les réseaux sociaux, ont popularisé la pratique musicale (créatrice de lien social), voire l’a stimulée.
La pratique de la danse (13% de la population) connaît également une hausse comparable à celle de la musique et est encore très significative chez les 15-24 ans (+ 19 points) et les 25-39 ans (+ 16 points), tandis que celle des 60 ans et plus connaît une légère baisse. À l’instar de la musique, la danse a été plus prisée qu’en 2018 par les employés et les ouvriers et davantage encore par les individus sans emploi, alors qu’elle s’est maintenue chez les cadres et professions intermédiaires. Un cas intéressant est celui des familles monoparentales et des couples avec enfants, qui manifestent une hausse plus soutenue (+ 9 et + 10 points), tendant à prouver qu’être en famille stimule cette activité artistique mais aussi physique. La disparité entre les hommes et les femmes a été bousculée par le confinement : si les femmes pratiquaient 2,5 fois plus la danse que les hommes en 2018, le ratio n’est plus que de 1,5 durant le confinement.
En 2018, le dessin, la peinture et la sculpture étaient des pratiques partagées à des taux équivalents parmi les différentes catégories socio-professionnelles. Cet élargissement du public des arts graphiques (qui est passé de 14% à 20% de la population) s’est poursuivi pendant la crise sanitaire, au bénéfice des ouvriers (+ 9 points), mais au détriment des cadres (- 4 points). Fort logiquement alors, un renversement des écarts s’est produit : les ouvriers s’y sont adonnés 1,6 fois de plus que les cadres, soit le ratio inverse de 2018. Outre les jeunes de 15 à 39 ans, les couples avec enfants et les familles monoparentales détiennent les plus forts taux de pratique (27% et 31%, soit un bond respectif de 13 et 14 points supplémentaires), pour les mêmes motifs que ceux avancés concernant la danse. Chez les personnes âgées de 60 ans et plus, la suspension des cours (cadre plus habituel de leur pratique des arts graphiques) a entraîné une légère baisse, sans les détourner toutefois de leur hobby.
L’avènement des outils numériques ayant créé de nouveaux adeptes du montage audio et vidéo, la tendance ne s’est pas démentie, cette pratique s’étant même accrue durant le confinement, surtout chez les 15-24 ans – presque 30% ont déclaré le pratiquer. Le télétravail a accéléré le phénomène, plus d’un individu sur cinq concerné par cette nouvelle forme de travail ayant développé une telle activité. Si les plus férus demeurent les cadres et les professions intermédiaires, la part des ouvriers et employés (+ 4 points) est plus présente qu’en 2018.
Beaucoup plus rare (6% des individus) est le goût manifesté pour l’écriture (poésie ou fiction), qui a surtout séduit les 15-24 et les 25-39 ans, les étudiants, les ouvriers et les indépendants. La rédaction de journaux personnels ou intime a concerné 7% des personnes, et au total, 10% de la population ont déclaré une écriture personnelle durant le confinement. On note par ailleurs une réduction de l’écart qui séparait les femmes (historiquement, la pratique de l’écriture en amateur est plutôt féminine) des hommes.
Alors qu’une baisse liée à l’impossibilité de sortir de chez soi aurait pu être envisageable, la pratique de la photographie s’est maintenue à un niveau constant par rapport à 2018 (19%). Le partage de nombreuses photos sur les réseaux sociaux permettant de maintenir un lien avec ses amis ou sa famille, de même que les nombreux concours lancés notamment par des institutions culturelles, peuvent expliquer ce résultat. Toutefois – et contrairement à d’autres disciplines mentionnées plus haut – l’étude note une transformation des profils sociaux des photographes amateurs. Ceux-ci sont plus nombreux parmi les jeunes (hausse de 8 points chez les 15-24 ans, et baisse de 7 point chez les 40-59 ans) et les moins diplômés (+ 10 points, et - 10 points chez les diplômés du supérieur), et sont aussi moins parisiens et franciliens (- 8 et - 6 points).
Enfin, la réalisation d’une activité scientifique et technique connaît une augmentation de 10 points pendant le confinement, qui bénéficie à toutes les catégories sociodémographiques mais est cependant plus marquée chez les jeunes (les 15-24 ans et les 25-29 ans) ainsi qu’au sein des familles, où elle participe de la sociabilité mais aussi de l’éducation pendant une période où la scolarisation s’effectue à domicile.
Une hausse des consommations culturelles...
Si le confinement a entraîné une forte consommation de contenus culturels diffusés par les écrans, on constate des comportements différents selon ces contenus et selon le profil des individus.
Tandis que la consommation de films ou de séries, sur différents supports (télévision, web, DVD…) s’est maintenue à un niveau très élevé (93% pour les films, 95% pour les séries), le visionnage de vidéos sur Internet (clips, reportages, vidéos sur YouTube) a fortement augmenté puisque deux tiers de la population (contre la moitié en 2018) s’en sont montrés très friands. Cet intérêt pour les contenus vidéo en ligne est à corréler avec un usage beaucoup plus répandu des réseaux sociaux (consultés par 78% de la population pendant le confinement, contre 53% en 2018) où nombre de vidéos étaient partagées. En conséquence aussi, les catégories de personnes qui ont le plus augmenté le visionnage de vidéos en ligne sont celles qui ont le plus accru le temps passé sur les réseaux sociaux. Il s’agit, curieusement, des groupes d’individus initialement les moins consommateurs (double fracture numérique et sociale oblige, en période dite normale) : des individus âgés de 60 ans et plus (+ 30 points pour le visionnage des vidéos en ligne et + 45 points pour l’utilisation des réseaux sociaux), des personnes non-diplômées (+ 25 points et + 44 points), et des ouvriers (+ 23 points et + 36 points). Une fois encore, on voit combien le confinement, en générant de nouveaux usages culturels d’Internet, a aussi atténué certains clivages d’un point de vue social et générationnel.
De même, l’engouement pour les jeux vidéo, renforcé pendant le confinement (53% de joueurs), s’est élargi aux femmes ainsi qu’à un public plus âgé et a connu un bond spectaculaire chez les non-diplômés et les ouvriers. L’augmentation de cette pratique – aisément compréhensible par sa fonction distractive, très recherchée pendant le confinement, mais aussi par sa capacité à rompre l’isolement grâce au jeu en ligne avec d’autres adeptes – est également très conséquente au sein des familles monoparentales, des couples sans enfants, et chez les personnes seules. À l’inverse, les jeux de société accusent une légère baisse, qui en raison des changements de comportements imposés par le confinement (la distanciation sociale), affecte essentiellement les personnes seules et les couples sans enfants, et dans une moindre mesure, les 60 ans et plus – qui fréquentaient habituellement des clubs, alors fermés.
… Sauf pour la musique et les livres
L’écoute de la musique (sur disque, lecteur MP3 et MP4, à la radio, en streaming ou en téléchargement) accuse une baisse importante – 70% d’auditeurs, contre 92% en 2018 – qui concerne toutes les catégories de populations, mais surtout les individus de 40 ans et plus, ainsi que les cadres, les professions intermédiaires et les employés. Les familles monoparentales résistent mieux. On pourrait imputer cette baisse à la disparition du temps de transport (souvent consacré à l’écoute de musique) entre le domicile et le lieu de travail pour les personnes en télétravail ou en interruption d’activité. Or, cette hypothèse n’est que partiellement fondée, les personnes ayant poursuivi leur activité en entreprise déclarant, elles aussi, une moindre écoute.
La lecture de livres affiche, quant à elle, un recul de 10 points, justifié, d’un point de vue pratique par un moindre accès à des ouvrages en raison de la fermeture des librairies et des bibliothèques, et d’un point de vue psychologique par une moindre disponibilité mentale. L’attrait pour les bandes dessinées et les mangas résiste mieux (- 2 points). Dans les deux cas, une réduction des disparités sociales se fait jour. Elle est liée à une baisse plus conséquente des lecteurs des classes supérieures. Le fossé générationnel se réduit également s’agissant des bandes dessinées : les 15-24 ans, qui étaient quatre fois plus nombreux que les 60 ans et plus à les lire, ne le sont plus que deux fois plus durant le confinement.
Des séniors très avides de ressources culturelles numériques
Contraints de fermer leurs portes, de nombreux établissements culturels (musées, théâtres, salle de spectacles, de concerts…) ont démultiplié leur offre de contenus en ligne, sur leurs propres sites web, sur les réseaux sociaux ou encore sur des pages dédiées comme « Culture chez nous ». En très forte progression durant le confinement, la fréquentation de ces sites apparaît inégale dans ses usages et selon les catégories sociales et démographiques. La consultation d’au moins une ressource culturelle en ligne (visite virtuelle d’une exposition ou d’un musée, visionnage d’un concert, d’une pièce de théâtre, d’un spectacle de danse, de contenus scientifiques ou techniques) connaît une baisse (certes pas de même ampleur) dans toutes les catégories sociales ou d’âge, excepté chez les 60 ans et plus, où une hausse de 12 points est observée. En outre, si les séniors étaient deux fois moins que les 15-24 ans à recourir à ces ressources culturelles numériques en 2018, l’écart s’est totalement résorbé au printemps 2020.
La progression des visites virtuelles d’expositions et de musées (12% de la population, contre 9% en 2018) concerne les personnes âgées de 60 ans et plus, les personnes non ou peu diplômées, ainsi que les ouvriers et les employés. On constate donc une réduction des écarts entre les groupes sociaux : les diplômés du supérieur ne sont plus que 2 fois plus nombreux (au lieu de 4,7 fois) à effectuer des visites virtuelles que les non-diplômés, et les cadres 2,4 fois plus nombreux (au lieu de 4,5 fois en 2018) que les ouvriers. Notons enfin une plus grande appétence pour ce type de ressources de la part des personnes confinées seules, et des Parisiens, déjà les plus férus en 2018 et qui l’ont été davantage encore durant le confinement, probablement afin de combler leur frustration de visites « physiques » de musées, dont ils sont en période normale les plus amateurs.
Le visionnage des concerts en ligne (13% de la population, contre 17% en 2018) tend à reculer, particulièrement chez les moins de 40 ans (- 14 points chez les 15-24 ans et - 11 points chez les 25-39 ans). À l’inverse, les 60 ans et plus doublent leur taux de pratique, le faisant passer de 7% à 15% des individus de ce groupe.
Un phénomène similaire s’applique aux spectacles de théâtre diffusés sur le web (regardés par 6% de la population en 2018 et 7% durant le confinement) : les plus âgés triplent leur taux de pratique, et inversent la tendance de 2018. Ils sont ainsi deux fois plus nombreux à visionner des pièces de théâtre en ligne que les 15-24 ans, alors qu’en 2018 ces derniers en regardaient près de trois fois plus que les 60 ans et plus. On pourrait évoquer un report des sorties au théâtre sur un visionnage en ligne. Rien ne permet cependant de le vérifier. En 2018 en effet, les 60 ans et plus n’affichaient pas un taux de sortie au théâtre plus important que celui des jeunes. Si on s’intéresse à la répartition par catégories sociales, on s’aperçoit que les cadres – les plus friands de sorties au théâtre en 2018 (38%) – sont ceux qui ont le plus regardé des pièces sur Internet (11% d’entre eux, soit une augmentation de 4 point au regard de 2018).
S’agissant de la danse (pratique plus confidentielle puisqu’elle ne concerne que 4% des individus pendant le confinement, et 7% en 2018), l’écart entre les plus âgés et les plus jeunes se resserre. En 2018, les moins de 25 ans étaient 2,8 fois plus nombreux que les 60 ans et plus à visionner des pièces chorégraphiques en ligne ; ce ratio tombe à 1,2 en période confinée.
Les contenus scientifiques et techniques disponibles sur Internet ont, quant à eux, touché une personne sur cinq (deux fois plus d’hommes que de femmes, comme auparavant) pendant le confinement, contre un peu plus d’un tiers en 2018. Cette baisse concerne particulièrement les moins de 40 ans, les plus diplômés, les cadres et professions intermédiaires, ou encore les Parisiens. Par ailleurs, on assiste à la même diminution des écarts sociaux et générationnels que celle observée pour le visionnage des spectacles, mais de façon plus prononcée encore. Alors qu’en 2018 les 15-24 ans étaient deux fois plus nombreux que les 60 ans et plus à consulter ce type de contenus, les deux populations déclarent le même taux au printemps 2020. De même, si les diplômés du supérieur étaient 6 fois plus nombreux que les non-diplômés à apprécier des contenus scientifiques et techniques en ligne, le ratio chute à 2,7 durant le confinement.
Ces chiffres confirment que les séniors ont mis à profit le confinement pour expérimenter de nouveaux usages culturels d’Internet : leur consultation de ressources en ligne atteste d’une augmentation conséquente (+ 6 à + 8 points pour les visites virtuelles, les concerts et les spectacles théâtraux) qui contribue à réduire les écarts avec les plus jeunes, pour lesquels ces mêmes pratiques ont chuté lors du confinement. De façon un peu moins accentuée, le même constat s’opère en termes de classes sociales : en matière de pratiques culturelles numériques, les catégories populaires se sont rapprochées des catégories supérieures. Pour ces populations, plus âgées et plus populaires, on ne peut parler d’un report d’expériences physiques de visites de musées, de spectacles ou de concert – dont ils ne figurent pas parmi les plus pratiquants – mais bien d’une exploration de nouveaux usages d’Internet et de ses ressources, favorisée par la contrainte du confinement.
Enfin, l’étude s’est intéressée aux ressources numériques conçues par les institutions culturelles pour les enfants (spectacles, vidéos, jeux, activités artistiques, arts plastiques, etc..). 14% des personnes âgées de 15 ans et plus déclarent les avoir regardées. Les moins de 40 ans en sont les plus férus, les 15-24 ans tout autant que les 25-39 ans. Les plus jeunes les consulteraient pour eux-mêmes, alors que les adultes en âge d’être parents le feraient pour et avec leurs enfants. Nous en voulons pour preuve le fait que les familles monoparentales et les couples avec enfants affichent le plus fort taux d’usagers ; injonctions éducatives et continuité pédagogiques obligent. On note, en outre, que les ouvriers et les cadres, ainsi que les diplômés de niveau Bac et ceux du supérieur ont tout autant profité de ces ressources. La proportion d’hommes et de femmes est, elle aussi, comparable, même si l’on dénombre 60% de femmes parmi les usagers confinés avec enfants. Ceci n’est guère surprenant, sachant que les femmes ont le plus souvent assumé la prise en charge des enfants pendant le confinement.
L’essor spectaculaire des utilisateurs des réseaux sociaux
La consultation des réseaux sociaux a augmenté de 25 points et concerné 79% des personnes âgées de 15 ans et plus, contre 54% en 2018. Bien que toutes les catégories de la population aient enregistré un accroissement de leur pratique, le plus spectaculaire bénéficie à celles qui jusqu’ici les utilisaient le moins : les 60 ans et plus (+ 45 points), les non-diplômés (+ 44 points) et les ouvriers (+ 36 points). La part d’ouvriers (80%) dépasse même celle des cadres (69%).
Cette généralisation des usages des réseaux sociaux se confirme quand on analyse le profil des utilisateurs quotidiens. Pendant le confinement ainsi, 56% de la population (+ 15 points par rapport à 2018) s’est rendue quotidiennement sur les réseaux sociaux. Cette croissance est particulièrement remarquable chez les individus âgés de 40 ans et plus : 53% pour les 40-59 ans, et 43% (hausse de 31 points) chez les 60 ans et plus. Ces chiffres concourent à réduire considérablement l’écart entre générations observé en 2018.
Un constat similaire s’impose en matière de niveau de diplômes et de taille d’unité urbaine. Naguère les moins utilisateurs des réseaux sociaux au quotidien, les non-diplômés affichent au printemps 2020 une hausse de 34 points. De fait, les moins diplômés (55%) deviennent, plus que les diplômés (51%), des usagers quotidiens des réseaux. De même, les ouvriers (qui passent de 30% à 58%) dépassent les cadres (39%). D’autre part, les habitants des communes rurales et de celles comptant moins de 100 000 habitants enregistrent une augmentation d’au moins 20 points (57 à 62%), surclassant le taux de consultation quotidienne des populations plus urbaines (55% parmi les habitants des villes de plus de 100 000 habitants) et notamment des Parisiens (45%). Déjà repérées en 2018 comme plus utilisatrices des réseaux que les hommes, les femmes creusent encore l’écart (+ 20 points chez les femmes, et seulement + 10 points chez les hommes). Enfin, les personnes seules (+ 21 points) et les familles monoparentales (+ 31 points) ont, elles aussi, beaucoup plus recours aux réseaux sociaux quotidiennement en période de confinement.
La raréfaction des contacts et des échanges physiques peut justifier cet élargissement des publics des réseaux sociaux, qui ont trouvé dans le numérique un moyen de maintenir les relations avec leurs proches et leurs amis, et ainsi de rompre leur isolement. Bien que l’enquête ne permette pas de déterminer si les réseaux sociaux ont favorisé une substitution des échanges physiques au profit d’échanges virtuels avec le cercle familial ou amical déjà existants, ou bien autorisé la naissance de nouveaux liens, elle vient confirmer l’engouement pour le numérique comme outil de partage et de convivialité. La sociabilité en ligne (groupe WhatsApp, club de lecture, club de visionnage de film, apéritifs et fêtes en ligne) intégrant certains réseaux sociaux a fait florès durant le confinement.
Toutes les catégories de la population se sont prises au jeu, mais certaines plus massivement : les 15-24 ans (62%) et les 25-39 ans (55%), générations plus familières des technologies numériques, ainsi que les cadres (54%), les professions intermédiaires (55%), les plus diplômés (53% des détenteurs du Bac et 58% des diplômés du supérieur). Un peu moins présentes au quotidien sur les réseaux sociaux, ces populations se sont en revanche saisies plus fortement de ces outils de sociabilité en ligne, qui requièrent une plus grande maîtrise d’Internet.
Sur l’utilisation des réseaux sociaux comme canaux d’information, l’enquête note une une stabilité chez la population qui déclare s’informer par ce biais (29%, au augmentation d’1 point). Derrière cette stabilité se cachent des transformations profondes du profil des usagers. Les moins de 40 ans, qui étaient et sont restés les plus informés par les réseaux, affichent néanmoins une baisse de 8 à 9 points, tandis que les 60 ans et plus voient leur part multipliée par 3 (+ 10 points). Les individus non-diplômés s’informent beaucoup plus (+ 16 points) par ce biais qu’en 2018, et les diplômés du supérieur un peu moins. En outre, l’écart se creuse entre les ouvriers et les cadres (dont les taux avant confinement étaient similaires), les ouvriers s’informant deux fois plus par les réseaux sociaux que les cadres. La même analyse convient pour les femmes par rapport aux hommes. L’étude en arrive à cette conclusion : à la faveur du confinement, les populations plus âgées et les classes populaires ont non seulement fait l’expérience d’une sociabilité sur les réseaux sociaux, mais ont aussi découvert leur dimension informative.
Enfin, en termes d’intensité de fréquentation, 41% des 15 ans et plus jugent avoir passé plus de temps que d’habitude sur ces réseaux, 32% considèrent que ce temps est demeuré inchangé, et 9% qu’il a diminué. Intensification des usages ne signifiant pas intensification des consultations, les 15-24 ans (et dans une moindre mesure les 25-49 ans) sont plus nombreux que les autres à avoir utilisé les réseaux à des fins informationnelles, attestant de la défiance d’une partie des moins de 40 ans à l’égard des informations transitant par ce canal.
Des médias traditionnels en partie délaissés
Malgré le caractère inédit de cette crise qui aurait dû inciter les personnes à suivre au quotidien ses développements, la part de celles ayant consulté des informations tous les jours a diminué (- 5 points). La diminution est particulièrement notable chez les 40-59 ans (- 9 points) et les 25-39 ans (- 5 points). Hormis les jeunes âgés de 15 ans ou plus qui ont confié s’être informés autant que d’habitude (44%), voire plus souvent (43%), 13% de la population s’est tenu à distance des médias. Le fait de vivre avec des enfants semble également accentuer ce moindre désir d’information au quotidien. Ce changement de fréquence d’information s’est accompagné, pour un plus grand nombre d’individus qu’en 2018, d’un recours à des supports multiples. Dans ce cas, on observe une combinaison entre un média traditionnel (télévision, radio, presse écrite) et un média numérique (presse en ligne, réseaux sociaux, blogs et forums). Parmi les sept supports soumis dans l’enquête, la télévision reste le plus utilisé, notamment chez les 15 ans et plus (80%). La radio, en revanche, accuse un recul (en 2018, 49% l’écoutaient pour s’informer, chiffre qui tombe à 30% durant le confinement), surtout sensible chez les habitants des territoires ruraux pour lesquels on constate une chute d’un quart de la population des 15 ans et plus. La diminution des lecteurs de la presse écrite (leur part a été divisée par deux entre 2018 et le printemps 2020) concerne surtout, là encore, la population des communes rurales et de celles de moins de 20 000 habitants. Les séniors ont, eux aussi, massivement délaissé la presse papier, dont la désaffection générale peut en partie s’expliquer par les contraintes d’accès aux journaux, en particulier pour les personnes vulnérables qui préféraient limiter leurs déplacements.
Sans surprise, le confinement a conduit à se reporter vers le numérique pour s’informer, avec cependant des différences selon les supports proposés. Les réseaux sociaux n’ont ainsi pas été plébiscités comme canal d’information ; et ce, malgré la présence d’organes de presse qui y postaient des articles. La part des utilisateurs des réseaux sociaux pour s’informer est restée stable au printemps 2020 (3 personnes sur 10 ont affirmé y recourir). À l’inverse, la presse numérique a été légèrement plus consultée qu’à l’accoutumée, et surtout par des profils différents qu’auparavant. L’étude pointe en effet une progression très prononcée chez les séniors (deux fois plus nombreux qu’en 2018), plus modérée mais bien présente chez les ouvriers, et nette chez les personnes faiblement ou non-diplômées, ce qui témoigne d’une démocratisation favorisée par le numérique.
Influence des conditions de confinement sur les pratiques culturelles
Outre les conditions matérielles (par exemple, le fait d’habiter seul ou avec d’autres adultes, dans un appartement ou dans une maison avec un accès à l’extérieur) et le niveau de vie (faibles ou grandes difficultés économiques), la charge assumée par les individus tant professionnelle (suivant que l’on est en télétravail ou temporairement privé d’emploi) que familiale (devoir s’occuper ou non d’enfants) tend à restreindre le temps de loisir. Afin d’analyser l’influence des caractéristiques sociodémographiques et des conditions de confinement sur les comportements, l’étude a regardé la possibilité de pratiquer au moins deux activités en amateur d’une part, et d’avoir au moins cinq consommations culturelles, d’autre part.
Concernant les pratiques en amateur, l’analyse rappelle le poids des déterminants sociodémographiques, et notamment de l’âge : avoir entre 15 et 24 ans ou entre 25 et 39 ans multiplie, respectivement par 4,1 et par 2,8 les chances de cumuler deux pratiques artistiques en amateur, par rapport à des personnes âgées de 40 à 59 ans. Être âgé de 60 ans et plus représente un petit avantage, de même que le fait de vivre à Paris, d’être étudiant ou diplômé de l’enseignement supérieur a une influence positive. Les conditions de confinement ont, elles aussi, des répercussions. Si les modes de travail (à distance, en présentiel ou interrompu) jouent très peu, il n’en va pas de même s’agissant de la charge des enfants. Celle-ci exerce en effet une influence, mais pas dans un sens (que l’on pouvait imaginer) contraignant.
Au contraire, un individu appelé à s’occuper d’enfants (les siens ou d’autres) plus de 4 heures par jour augmente d’1,8 la probabilité de pratiquer au moins deux activités en amateur, par rapport à celui qui s’en occuperait moins d’une heure. Enfin, bénéficier d’un logement avec accès extérieur (balcon, cour, jardin) augmente d’1,3 cette même probabilité, au regard du fait de n’avoir aucun accès.
En termes de diversité des consommations culturelles, être jeune produit un impact positif (alors qu’avoir 60 ans et plus constitue un léger désavantage), de même que suivre des études (par rapport au fait d’avoir un emploi). Il existe, en outre, une corrélation entre niveau d’étude et variété des biens culturels consommés – les non-diplômés voient leur probabilité de déclarer au moins cinq pratiques divisée par 1,4, tandis que les diplômés du supérieur la voient multipliée par 1,2 ; idem pour les hommes par rapport aux femmes.
Enfin, habiter une commune rurale ou être inactif (retraités, au foyer, sans profession) influe négativement. Les conditions de travail jouent également un rôle. Le temps libéré permettant de diversifier ses pratiques, il n’est pas étonnant qu’avoir cessé de travailler accroisse d’1,2 la possibilité de consommer un nombre conséquent de contenus culturels, au regard des personnes en télétravail. Mais, comme pour les pratiques en amateur, c’est plus encore le fait d’avoir quotidiennement à charge des enfants qui dope considérablement la consommation : les chances sont multipliées par deux quand on s’occupe d’enfants au moins 4 heures par jour, par rapport aux personnes s’en occupant moins d’une heure.
Tant pour les pratiques en amateur que pour les consommations culturelles, les résultats confirment ce que la sociologie de la culture nous enseigne bien souvent : l’influence du niveau de diplôme, ainsi que le clivage entre milieux rural et parisien, demeurent prégnants. Néanmoins, l’âge se détache comme la variable pesant le plus, que ce soit pour les pratiques en amateur ou pour les consommations culturelles. Seul fait nouveau, la corrélation observée entre charge familiale et développement des pratiques culturelles.
Ce constat permet d’introduire l’ultime analyse livrée par l’étude, qui concerne les pratiques réalisées seul ou collectivement. Il en ressort que la jeunesse, le fait de résider à Paris ou encore d’avoir le statut d’étudiant influencent de manière positive la pratique d’au moins deux activités culturelles en solitaire. S’agissant des produits culturels consommés, les facteurs tels que l’âge (de façon toutefois moins forte), le niveau de diplôme ou encore la taille de la commune de résidence continuent de peser. Quand on s’attarde, cette fois, sur les conditions de confinement, on observe qu’être confiné avec d’autres adultes (en couple ou avec des amis ou relations) joue négativement sur la probabilité d’effectuer seul au moins quatre consommations culturelles ; de même que d’avoir la responsabilité d’enfants.
Les activités culturelles en amateur sont plus rarement pratiquées collectivement, sauf exceptions suivantes : disposer de faibles revenus (chances augmentées de 1,5, alors que la probabilité sera divisée par 1,4 si on bénéficie de hauts revenus), être confiné avec d’autres adultes (sociabilité du confinement oblige), et surtout s’occuper d’enfants au moins 4 heures quotidiennement (probabilité multipliée par 4). Le même phénomène s’observe pour les consommations culturelles collectives : au-delà du fait d’avoir moins de 40 ans, d’être diplômé du supérieur ou étudiant, la vie à plusieurs (être en couple multiplie par 4,5 la probabilité, et vivre avec des amis ou des relations par 3,4) ainsi que la charge familiale (probabilité multipliée par 3,5) boostent les pratiques de groupe.
Si ces résultats démontrent le poids de la sociabilité en temps de confinement dans le développement des pratiques culturelles, ils révèlent aussi et surtout l’importance de la charge d’enfants comme vecteur et stimulant des pratiques en groupe.

Pratiques culturelles en temps de confinement
Anne Jonchery, Philippe Lombardo
Collection « Culture études » 2020-6, décembre 2020
44 pages