Tout en confortant l’ancrage de l’association dans l’espace public local, elle souhaite accroître le rayonnement du festival et surtout œuvrer à sa professionnalisation.
Habituée à collaborer avec d’importantes structures – le Festival d’Avignon, aux côtés d’Hortense Archambault et de Vincent Baudriller, le Centre dramatique national Nanterre-Amandiers durant le mandat de Philippe Quesne ou plus récemment l’Agence Spectacle vivant en Bretagne – Paola Gilles rejoint aujourd’hui une association de taille plus modeste, mais dont le projet l’a immédiatement séduite. « Ce qui me passionne dans l’aventure de Chahuts est la possibilité de croiser le geste programmatique d’un festival centré sur les arts de la parole et l’espace public, et le travail au plus près des habitants », confie-t-elle. Historiquement ancré dans deux quartiers prioritaires de Bordeaux, Saint-Michel et La Benauge, Chahuts mène tout au long de l’année des actions en phase avec les événements qui les traversent ; qu’il s’agisse, par exemple, de travaux de rénovation ou de la transformation d’un squatt en foyer d’accueil pour migrants. Ces interventions, rassemblées sous l’enseigne « La Fabrique », la nouvelle directrice les poursuivra bien entendu, mais selon une temporalité différente, de deux ans pour chaque programme. Plusieurs artistes seront conviés à élaborer des projets in situ et de recherche. Parmi eux, le dramaturge Lancelot Hamelin, qui explorera la question des normes sociales et la façon dont la folie et l’inconscient habitent l’espace public. Il effectuera notamment des « maraudes poétiques » en lien avec des associations proches des personnes sans domicile fixe et des éducateurs de rue. « L’objectif sera de collecter des témoignages donnant naissance à des récits, présentés ensuite durant le festival », précise Paola Gilles.
Bien que ne possédant pas de lieu de création – ses bureaux sont hébergés par le Centre d’animation du quartier Saint-Michel – Chahuts accueille toutefois des compagnies en résidence, dans l’espace public mais aussi en co-construction avec des structures de diffusion. Très attachée aux dynamiques de coopération, sa directrice découvre avec la Nouvelle-Aquitaine, particulièrement riche en acteurs culturels, un formidable terrain de jeu. Elle songe ainsi à se rapprocher de plusieurs établissements supérieurs (l’École supérieure de théâtre Bordeaux Aquitaine–Éstba et l’École supérieure du Théâtre de l’Union-Centre dramatique national de Limoges) ainsi que de La Manufacture-Centre développement chorégraphique national de Bordeaux, se dit très intéressée par le projet de territoire porté par La Maison Maria Casarès à Alloue, et regardera d’un œil attentif les changements de direction près d’intervenir au Glob Théâtre et au Théâtre national de Bordeaux-Aquitaine. « J’ai également rencontré la directrice de la Villa Valmont, lieu de résidences d’écriture avec laquelle j’ai très envie d’imaginer des projets », ajoute Paola Gilles. Depuis peu, Chahuts s’investit également en coproduction et a accompagné cette année Le Grand Oui, du Collectif Ussé Inné, qui sera testé lors du festival 2023 avant sa création dans le cadre de Coup de chauffe à Cognac.
Si l’édition 2023 du festival Chahuts (7 au 17 juin), articulée autour de la thématique du risque, a été en grande partie programmée par la précédente directrice, Élisabeth Sanson, Paola Gilles a toutefois pu y apposer ici ou là sa marque ; celle d’une femme désireuse de réfléchir à la place des arts de la parole dans les écritures contemporaines et d’aborder « des sujets politiques, sociaux et sociétaux brûlants », comme la déconstruction : des genres ou de la pensée coloniale, par exemple. En témoigneront, entre autres, Pour un temps sois peu, geste performatif de l’autrice Laurène Marx sur le parcours des personnes trans, et Swan Lake Solo, libre interprétation du Lac des cygnes par la chorégraphe ukrainienne Olga Dukhovnaya qui résonnera fortement avec le conflit sévissant aux portes de l’Europe. Une conférence dansée intitulée Décoloniser le dancefloor, proposée par Habibitch, permettra, quant à elle, de créer des temps d’agora avec les publics ; de même que « Le Colloque des enfants », initié voici trois ans avec la participation d’élèves du primaire. « Le festival ne doit pas laisser s’exprimer uniquement des artistes et des auteurs, mais aussi des habitants, enfants comme adultes, en leur offrant la possibilité d’affirmer une parole libre », souligne sa directrice.
En 32 ans d’existence, Chahuts a imprimé son empreinte singulière sur le territoire, et développé un savoir-faire dans la relation aux habitants que Paola Gilles souhaiterait en quelque sorte modéliser (avec l’aide d’un sociologue ou d’un anthropologue), afin de le transmettre à d’autres professionnels et confronter les expériences. Cette ambition, comme la volonté d’accroître le rayonnement du festival, exigent néanmoins de structurer les fondements de l’association, qui ne compte que trois permanents et se voit donc contrainte de s’appuyer sur de nombreux bénévoles. Tout en saluant l’engagement des collectivités territoriales (la Ville, dont le soutien a augmenté l’an passé, la Métropole, la Région et le Département), de la Drac (notamment sur les projets de territoire), de l’Office national de diffusion artistique (ONDA) et de l’Office artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine (OARA), Paola Gilles l’estime encore insuffisant. « Alors que nous organisons un festival professionnel, notre fonctionnement demeure en grande partie artisanal », déplore la nouvelle directrice, qui au regard du dialogue fécond maintenu avec les partenaires politiques, veut néanmoins croire à des avancées positives. Car il en va, selon elle, de la pérennité de Chahuts.