Une nouvelle étude de l’IETM rassemble les contributions de trois chercheurs et praticiens sur cette question complexe.
Dans la lignée du rapport Fair Enough ? publié à l’issue d’une rencontre en avril 2022 avec 173 professionnels, l’International network for contemporary performing arts (IETM) poursuit sa réflexion sur l’équité et les conditions de travail dans le spectacle vivant. L’introduction de pratiques plus équitables et durables exigeant de « désapprendre bon nombre d’anciennes méthodes », le réseau souhaite contribuer à l’élaboration d’alternatives au système qui régit actuellement les modalités du travail artistique. À cette fin, il a convié trois universitaires – qui ont en commun d’être également engagés dans la pratique artistique – à livrer leurs analyses sur les racines de la précarité des artistes et à indiquer des principes ou des idées concrètes pour un avenir plus durable. Leurs contributions sont rassemblées dans une publication intitulée Which side are you on ? Ideas for Reaching Fair Working Conditions in the Art.
Professeure associée au programme de gestion des arts de l’Université de Buffalo, Katja Praznik place au cœur de la problématique la reconnaissance de l’œuvre d’art comme un véritable travail. Tant que celle-ci n’interviendra pas, les artistes ne pourront prétendre à un revenu décent et légitime. « L’attitude socialement dominante, écrit-elle, revient à considérer ce que font les artistes non comme un travail mais plutôt comme de la création, résultat d’un talent ou d’un génie artistique. Cette croyance invisibilise le travail, avec pour conséquence une dévalorisation économique et sociale de celui-ci rendant acceptables des rémunérations insuffisantes. » L’image de l’artiste pratiquant son art par amour ou par besoin d’expression personnelle perdure, note l’universitaire. Par ailleurs, les conditions d’exercice de leur activité (en freelance), maintiennent les artistes dans un isolement qui les empêche de lutter efficacement pour leurs droits. Aussi Katja Praznik préconise-t-elle une organisation collective et des actions radicales. « Je crois que nous avons besoin d’un syndicat de masse de travailleurs de l’art solidaires et organisés qui, avec la masse de leurs corps et de leurs voix, sont capables de rendre vos scènes de théâtre vides, vos murs et salles de musée et de galerie vides, vos radios et haut-parleurs silencieux, vos cinémas sombres, vos étagères vides et vos rues ennuyeuses et sans histoires », souligne-t-elle.
Ayant beaucoup écrit sur la fragmentation du travail et son lien avec les conditions de travail précaires dans les arts de la scène, la philosophe, dramaturge et théoricienne de la performance Bojana Kunst, se concentre ici sur les difficultés liées à la notion de « projet ». La plupart des artistes sont en effet contraints d’envisager leur travail comme une série interminable de projets, œuvrant souvent sur plusieurs en même temps et se préparant toujours à ceux à venir. S’il apparaît difficile d’apporter une alternative à cette situation, Bojana Kunst appelle néanmoins à l’organisation de politiques culturelles non plus centrées sur des œuvres ou projets singuliers, mais soutenant la création d’infrastructures durables et pérennes. Ceci supposerait de mettre un terme à la demande continue de nouvelles productions, d’amélioration de la productivité et de la croissance. Un impératif déjà mis en avant dans le rapport Fair Enough ?.
Plus singulier est le troisième point de vue apporté par Hans Abbing, créateur dans le secteur des arts visuels, économiste et professeur émérite en sociologie de l’art à l’Université d’Amsterdam. Il s’inscrit en effet à rebours de l’idéal dessiné précédemment par ses collègues, c’est-à-dire permettre aux artistes de consacrer tout leur temps à leur pratique et de construire des carrières longues. Pour justifier son analyse, Hans Abbing s’appuie sur un constat : l’émergence d’une catégorie d’artistes, qualifiés de « nouveaux bohémiens », qui acceptent le risque de l’effort artistique et « célèbrent une culture du bricolage ». Le caractère non durable de leur activité ne les soucie guère, précisément parce qu’ils ne visent pas nécessairement une pratique artistique à temps plein ou à vie. En outre, fait valoir Hans Abbing, de nombreux jeunes artistes développent aujourd’hui « une pratique artistique hybride ». « Ils occupent, explique-t-il, un deuxième emploi dans lequel ils coopèrent avec des non artistes, tout en apportant des contributions artistiques à un un produit non-artistique. » Cette tendance s’inscrit dans un contexte de brouillage persistant des frontières entre l’art et le non-art, entre l’art et les pratiques créatives, entre un artiste considéré comme professionnel et un autre perçu comme amateur, et entre des institutions artistiques reconnues et des plateformes en ligne qui permettent de valoriser le travail créatif et de toucher le public. « Et si nous acceptions que de nombreuses carrières dans les arts ne sont pas durables, et que ce n’est pas la fin du monde ? », déclare alors Hans Abbing.
En conclusion, Which side are you on ? Ideas for Reaching Fair Working Conditions in the Arts montre que les appels à des pratiques équitables et des conditions de travail plus durables, ainsi que les initiatives qui en découlent (expérimentations de salaires d’artistes ou de régimes de revenu universel), sont certes nécessaires mais ne suffiront pas. Trouver de nouveaux moyens de contrecarrer la fragmentation du travail des artistes, valider le travail à plein temps et une carrière sur le long terme supposent ainsi de remettre en question certains fondements de l’écosystème des arts de la scène. De s’extraire aussi de l’entre-soi en associant à cette démarche l’ensemble des citoyens qui aspirent à une société plus juste, diversifiée, écologique et durable.
Les grandes lignes de cette publication ont été présentées le 25 janvier 2023 lors de l’événement Innovate Cultural Policy organisé par l’IETM. Le replay est disponible ici.