Reconnue comme le 4e pilier essentiel du développement durable, la culture a un rôle important à jouer dans la transition écologique. Afin d'inventer des politiques culturelles vertueuses, il semble primordial de s'intéresser d'abord à l'implantation des lieux de diffusion dans les territoires. Développer des modèles de création et de diffusion collaboratifs et mutualisés, pour un spectacle vivant accessible à tous, riche des droits culturels et répondant aux besoins des habitants, tel est l'idéal poursuivi par les intervenants de cette rencontre organisée par la SACD et ARTCENA.
Le constat d’un secteur asphyxié
La crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 semble avoir aggravé l’acuité de problématiques bien connues du secteur culturel depuis déjà plusieurs années. En cause, la crise du modèle économique du spectacle vivant subventionné, qui se manifeste par un nombre toujours grandissant de créations tandis que la diffusion et l’élargissement des publics se heurtent à un manque crucial de temps et de moyens. L’émiettement des coproductions, la paupérisation des compagnies et une concurrence de plus en plus dure sont autant de facteurs qui interrogent le modèle actuel du service public de la culture, tant dans son aspect économique et de financement que dans son utilité sociale.
Dans l’ouvrage co-écrit avec Bernard Latarjet, Pour une politique culturelle renouvelée, publié chez Actes Sud en janvier 2022, Jean-François Marguerin établit un état des lieux du modèle français d’intervention publique en faveur des arts et de la culture. La politique culturelle déployée après-guerre à l’initiative de Jeanne Laurent s’est fondée sur le déploiement de lieux de diffusion sur les territoires. Cependant, la décentralisation de la création artistique n’a pas atteint l’idéal de démocratisation culturelle tel que Malraux l’avait pensé, à savoir de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité au plus grand nombre de français ». En effet, on reproche aujourd’hui aux centres dramatiques nationaux d’être trop élitistes et intimidants, ce qui se fait vivement ressentir à travers l’absence de diversité au sein des publics. Il semble donc que le modèle traditionnel de programmation et de diffusion, calqué sur une logique de l’offre, ne puisse pas répondre seul aux besoins des territoires. La fracture sociale du pays (directement liée à la fracture territoriale) se fait de plus en plus forte (en atteste le mouvement des Gilets Jaunes) et ce particulièrement à l’intérieur des théâtres, où une forme d’immobilisme et d’uniformisation des productions se fait ressentir.
En effet, le secteur du spectacle vivant est régi par un système économique archaïque, répondant de la loi de Baumol, (aussi appelée « maladie des coûts ») selon laquelle malgré l’augmentation mécanique des dépenses, il ne peut y avoir de gain de productivité. En résulte un alignement strict des salaires et, pour reprendre les mots de Jean-François Marguerin, ce modèle pose problème « à partir du moment où la dépense publique, devenue contrainte, ne peut plus assumer sa nature inflationniste, ne peut plus suivre la progression inéluctable de ses coûts. »
À partir de ce constat, Jean-François Marguerin plaide pour un changement du système culturel. Un changement qui doit nécessairement passer par la valorisation et le respect des droits culturels - énoncés comme essentiels à la dignité humaine dans la déclaration de Fribourg de 2007 -, étant entendu que les individus du secteur culturel constituent la ressource première de son développement.

Texte fondateur daté de 2007, la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels est le fruit d’un travail de 20 ans d'un groupe international d'experts, connu sous le nom de “Groupe de Fribourg”. Elle est le signe d'une vision de la culture fondée sur les notions de droit de créance, de diversité et d'identité.
Les tiers-lieux, une réponse ?
Ces problématiques entrent en résonnance avec les enjeux de la crise écologique actuelle. Selon l’UNESCO, « la culture crée un monde riche et varié qui élargit les choix possibles, nourrit les capacités et les valeurs humaines, et est donc un ressort fondamental du développement durable des communautés, des peuples et des nations. » Cette définition permet de mettre en perspective le rôle de la culture vis-à-vis des habitants et des territoires. Afin d’œuvrer au mieux pour ouvrir le secteur culturel aux problématiques de l’environnement et adopter des démarches éco-responsables, il apparaît évident que ce dernier ne doit plus se penser simplement « pour » un public mais bien « avec » les habitants. C’est d’ailleurs bien la question du « faire-ensemble » qui anime de nombreux lieux de diffusion non institutionalisés aujourd’hui. De plus en plus nombreux sur les territoires éloignés et les milieux ruraux, les tiers-lieux inventent de nouveaux modèles de diffusion, toujours dans une logique de collaboration participative avec les habitants. C’est le cas notamment du Confort Moderne (première « friche culturelle » du paysage français) et de Mains d’œuvre, deux lieux créés à l’initiative de Fazette Bordage, respectivement en 1983 et en 2001, qui s’inscrivent dans une volonté de ce que le philosophe Baptiste Morizot appelle « vivre du territoire avec égards ». L’idée n’est pas d’apporter la culture dans une région mais bien de travailler avec les habitants de cette dernière afin d’en valoriser les effets. Avec comme principe central la convivialité, ces lieux mettent en place des modes de production vertueux, raisonnés et mutualisés, où la création artistique embrasse tous les aspects sociaux, économiques et environnementaux.
Fazette Bordage plaide par ailleurs pour le décloisonnement de la culture, ce qui doit passer par la coopération entre les secteurs, notamment avec le social. Ces dernières années ont vu l’essor de tiers-lieux comme ceux-ci en milieu rural, en France, mais aussi dans l’Europe tout entière. Le réseau Trans Europe Halles, dont fait partie l’association Artfactories/autreparts (AFAP), pour une transformation des rapports art/territoire/société, réunit 39 états membres, de l’Espagne à la Géorgie.
Par ailleurs, si elle vient répondre à des enjeux écologiques et sociaux, la création de lieux de culture alternatifs répond à un souci économique important. La crise financière des années 2000 a, en ce sens, joué un rôle central dans la naissance du Nouveau Théâtre Populaire. Porté par un groupe de de comédiens asphyxiés par la difficulté de se produire sur de grandes scènes parisiennes, le NTP s’installe dans le village de Fontaine-Guérin en Maine-et-Loire et produit en autonomie des spectacles du répertoire classique d’abord, pour élargir sa programmation au théâtre contemporain ensuite. Emilien Diard-Detoeuf, comédien formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, et membre fondateur du NTP, explique ainsi avoir souhaité s’inscrire dans une entreprise de décentralisation du théâtre en installant un théâtre populaire, au tarif unique de 5 euros la place, dans un milieu rural où la plupart des habitants n’ont pas (ou peu) accès à la culture. Ainsi, en effectuant eux-mêmes un travail de médiation avec les publics, et avec l’aide de leur municipalité, les membres du NTP ont réussi à créer un projet d’ampleur - hybride puisque à la fois Festival, troupe et collectif -. Ils touchent aujourd’hui des publics qui n’avaient jusqu’alors pas pour habitude d’aller au spectacle.

C’est cette même volonté de toucher les territoires qui anime le réseau CirqEvolution, présent dans le Val d'Oise, en Seine et Marne, dans les Hauts-de-Seine, le Val de Marne et en Seine-Saint-Denis. Les vingt et une structures de ce réseau favorisent la proximité avec les habitants de leur bassin de vie en proposant des représentations aussi bien dans les écoles ou les médiathèques, tout en œuvrant à la mutualisation d’expertises, de compétences, de moyens humains et financiers. Pour reprendre les mots d’Antonella Jacob - directrice de l’Espace Germinal –, CirqEvolution œuvre à une coopération artistique vertueuse entre les collectivités, les artistes et les habitants, ce qui, d’une certaine manière, constitue un exemple sur lequel les politiques peuvent s’appuyer. Il est d'ailleurs essentiel de travailler la relation de médiation entre tous les acteurs culturels, car les politiques restent souvent ignorants de la réalité du terrain (à ce propos, il n'est pas inutile de rappeler que 88% des budgets alloués à la culture sont réservés aux institutions).
Repenser le secteur à différents niveaux
La Fédération Arts Vivants et Départements, fondée en 2002 sous Jack Lang, effectue justement un travail de facilitation du dialogue entre les élus en charge de la culture, les services administratifs des départements et de l’Etat, les institutions et les organismes culturels. La Fédération a fait le constat d’un relatif échec des dernières lois de décentralisation. Alors que la Loi NOTRe (2015) prévoyait que la responsabilité en matière culturelle serait exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’Etat dans le respect des droits culturels, les politiques culturelles restent prisonnières de modèles de gouvernance descendants, excluant en grande partie les artistes, et peinent à s’extraire d’une culture de l’offre. Le chemin pour construire une culture de la coopération est encore long.
C’est pourquoi la fédération a créé le projet LUCAS - Laboratoire d’usages culture(s) art société -, en coordination avec le Bureau des possibles (Yves-Armel Martin) et Villes Innovations (Raphael Besson). Missionné par le ministère de la culture pour établir un état des lieux de la coopération entre départements et EPCI (Etablissement public de coopération intercommunale) en matière de politique culturelle, le LUCAS mène plusieurs actions transversales afin de mettre en perspectives les modes de production et de diffusion existants, permettre aux uns et aux autres de se comparer, s’inspirer, échanger.
Inventer de nouveaux modes de production et de diffusion vertueux et mutualisés ne peut se faire qu'en dépassant les cloisonnements habituels entre les secteurs artistiques, professionnels et amateurs, le secteur culturel et le secteur social. C’est pourquoi le principe de coopération culturelle semble être la voie principale vers laquelle tendre afin de favoriser une approche participative de la culture et minimiser les effets clivants des entités administratives. Menée par l’AdCF — Assemblée des Communautés de France, en partenariat avec l'OPC - une enquête est en cours depuis mars 2021 pour réaliser un état des lieux sur les politiques culturelles intercommunales et leur adaptation à la période de crise actuelle. Elle devra permettre de mieux connaître leurs champs d'actions privilégiés, leurs partenaires, leurs moyens et leur rôle dans le soutien aux acteurs culturels.
Pour conclure, Fazette Bordage cite l'ouvrage de Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, dans lequel le philosophe appelle à une profonde transformation des concepts de protection et de préservation de la nature. La bipartition traditionnelle « nature/culture » - un des schèmes fondateurs du rationalisme occidental -, est incompatible avec l’écologie telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui. L’être humain n’est pas extérieur à la nature, il en est partie prenante. Le philosophe préfère à ce titre abandonner ce terme pour replacer au centre de sa réflexion écologique le concept du « vivant », une force autonome, un feu puissant dont nous sommes issus, et avec lequel nous devons apprendre à cohabiter et à laisser « se développer selon ses lois intimes, sans l’exploiter, l’aménager, ni le conduire ». C’est pourquoi, ajoute Morizot, « on ne régénère pas le vivant, on amorce ses puissances autonomes de régénération ».
Le parallèle avec le spectacle vivant s’illustre particulièrement bien par le modèle du théâtre occidental, majoritairement développé dans des espaces fermés, isolés du monde extérieur, sortes de « boîtes noires » où la « culture » et les émotions humaines prévaudraient sur la « nature » et les enjeux écologiques. Toutefois, ce modèle connaît depuis une vingtaine d’années des bouleversements tant dans ses propositions esthétiques que dans sa diversité de tons et de formes, amenant le spectateur à questionner son rapport au monde et ses usages du vivant. Le théâtre à ciel ouvert, dans des « décors » naturels – dans la continuité du mouvement « théâtre-paysage » de la compagnie Lumière d’août, ou, en cirque, avec la Compagnie La Migration - en est un bon exemple. Une culture « hors les murs » allant à la rencontre des habitants se dessine alors, dans une volonté d’inventer un théâtre soucieux de nouer des liens durables avec ses territoires. Cette politique du « faire ensemble » suppose alors que les théâtres et lieux de diffusion de la culture s’impliquent dans leur environnement.

Ce livre blanc, écrit par Sophie Lanoote et Nathalie Moine, est le fruit de recherches documentaires et de séries d'entretiens, réalisés avec plus de 60 acteurs et actrices du spectacle vivant et de la culture. Il présente 20 propositions pour contribuer à la transition écologique et sociale.
Les intervenants du débat
- Antonella Jacob directrice de l’espace Germinal, scène de l’Est valdoisien et présidente du réseau CirqEvolution, parcours professionnel forgé par l’éduction populaire des années 80, fortifié par un service jeunesse et l’expérience des maisons de quartier, ce qui a marqué durablement son approche de la direction d’une structure culturelle.
- Emilien Diard-Detoeuf comédien formé au conservatoire, metteur en scène, co-fondateur du Festival du Nouveau Théâtre Populaire en 2009 et co-fondateur de la fédération des festivals de théâtre de proximité, lancé cet été au festival d’Avignon et qui regroupe 17 festivals, pour une meilleure représentation des structures rurale de proximité.
- Fazette Bordage créatrice de lieux culturels (Confort Moderne, Mains d’œuvres…) de réseaux européens et internationaux (Transeuropal, Artfactories…), présidente de Mains d’œuvres à Saint-Ouen.
- Cédric Hardy délégué général de la Fédération Arts Vivants et Départements • Jean-François Marguerin, spécialiste de l’histoire des politiques culturelles, longue carrière au ministère de la Culture.
