La metteure en scène Frédérique Aït-Touati se consacre depuis plusieurs spectacles aux imaginaires scientifiques et écologiques en scène. Avec VIRAL (#3 trilogie terrestre), spectacle conçu avec le philosophe Bruno Latour et inspiré par la pensée de la biologiste américaine Lynn Margulis, elle interroge la possibilité d’aménager une nouvelle façon de penser et d’habiter le monde, en prenant acte de la présence et de l’importance de ce qui nous terrorise depuis le début de la pandémie : les microbes et les virus, ces « invisibles créateurs du visible ». VIRAL est le troisième volet d’un triptyque qui a débuté en 2016 par la conférence-performance INSIDE, suivie en 2019 par Moving Earths. L’ensemble du projet est une réflexion sur la nécessité d’un profond renouvellement de nos représentations du monde terrestre, biotique et abiotique. INSIDE explorait les alternatives visuelles à l’image obsédante et trompeuse du « Globe » ; Moving Earths nous plongeait dans l’expérience d’une terre en mouvement, réactive ; VIRAL est une exploration de l’infiniment petit comme substrat essentiel de la vie sur Terre et des conséquences politiques de cette définition élargie du vivant. Les trois conférences-performances sont le résultat d’un processus de création et de recherche développé au Théâtre Nanterre-Amandiers, où Bruno Latour et Frédérique Aït-Touati font du plateau un lieu d’« essais scéniques » et d’expérimentations philosophiques.
D’où vient le projet de VIRAL et dans quelle mesure répond-il aux questions du moment ?
Frédérique Aït-Touati : VIRAL vient de deux choses : il est d’abord la suite d’un projet de longue haleine mené avec Bruno Latour depuis dix ans, et il est né de la conviction profonde que c’est par le théâtre que nous pouvons saisir ce qui nous arrive. Nous sommes en train de changer de monde et parce que ce changement modifie notre rapport à l’espace et au temps, il trouve le théâtre comme son moyen d’interrogation privilégié. Après INSIDE et Moving Earths, ce nouveau projet était à la fois la façon de continuer nos recherches et de réagir au premier confinement. J’étais alors persuadée que ce confinement n’allait pas durer et qu’on l’aurait vite oublié : je ne pensais pas qu’on en serait là un an après ! Le temps long de la réflexion a rejoint celui de la pandémie : chose infiniment troublante ! VIRAL n’est pas un spectacle d’actualité, mais s’inscrit dans une question plus vaste : qu’est-ce que le changement climatique modifie dans notre rapport au monde et comment la biologie contemporaine transforme-t-elle notre rapport aux autres vivants ?
La pandémie nous met tragiquement et de façon extrême face à cette réalité mais cette prise en compte des autres vivants est évidemment plus ancienne. Nous devons désormais partager la scène du monde avec les autres vivants : le virus actuel nous oblige à l’envisager mais la conscience d’un changement anthropologique, écologique et philosophique de notre rapport aux autres vivants ne date pas d’il y a quelques mois. Pour penser ces questions, nous sommes partis de la réflexion de Lynn Margulis, figure géniale de la biologie, qui remarque que l’histoire des vivants n’a pas commencé avec les organismes complexes mais avec les bactéries. L’admettre bouleverse notre rapport au temps et nous oblige à repenser les échelles de représentation, ce qui est proprement une interrogation théâtrale.
Comment votre théâtre s’empare-t-il de ces questions ?
Frédérique Aït-Touati : J’ai commencé le théâtre et la recherche en même temps ; dans ma pratique, ils sont inséparables. Je mène donc un travail de compagnie et mes travaux de chercheuse au CNRS dans un dialogue permanent. L’une de mes questions est celle de la place du savoir dans les arts, et de la place de l’imagination dans la construction du savoir. Ce qui m’intéresse, dans mes spectacles, c’est de me situer à la crête des réflexions en train de s’élaborer : la réflexion actuelle sur l’écologie politique, la transformation de notre compréhension du monde grâce aux sciences du système terre, les bouleversements de notre relation aux autres vivants grâce à la biologie contemporaine. Mais notre travail de compagnie n’est jamais illustratif ou pédagogique : il ne s’agit jamais de mettre en scène un savoir déjà constitué, ou un livre déjà publié. Cela ne m’intéresse pas de partir d’une pensée figée, close, solidifiée.
Ce qui me passionne, et que je trouve éminemment théâtral, c’est la pensée au travail : c’est pour cela que je mets en scène le philosophe Bruno Latour en train d’élaborer ses concepts, en train de chercher, de s’interroger. Le théâtre se situe à l’endroit de la recherche, pas de la vulgarisation. Disons que le théâtre que je propose est heuristique : il participe à l’élaboration des idées, il permet aux philosophes avec lesquels je travaille d’aiguiser des concepts, de tester des hypothèses. La seconde caractéristique de mon travail est d’ouvrir la scène aux non-humains. Dans son histoire, le théâtre a été le lieu d’expression des forces du monde, avec la présence de non-humains comme les orages, les tempêtes. Petit à petit, le théâtre s’est purifié, il est devenu le lieu du seul humain, de la comédie humaine, de la tragédie humaine, des passions humaines. Il a progressivement mis de côté les choses de la nature, séparant théâtre du monde et théâtre humain. Or, je crois à la possibilité de dépasser cette séparation et de rompre avec l’illusion de l’entre-soi humain. Le théâtre, après avoir été le lieu de cette séparation entre humains et non-humains, peut être celui de leur réconciliation. Le théâtre a été le lieu de la transformation de la nature en décor. Or, tout atteste aujourd’hui – et les philosophes interrogent activement cette question – que la nature n’est pas un décor.
Dans quelle mesure cela modifie-t-il le théâtre ?
Frédérique Aït-Touati : Si l’on prend cette idée au sérieux, on ne peut plus faire du théâtre comme avant. Il s’agit alors d’imaginer des interactions entre la scénographie et la dramaturgie où le décor est aussi un acteur, un actant. Les scénographies que j’imagine depuis Gaïa Global Circus sont des scénographies réactives, des acteurs à part entière et jamais de simples décors. Je travaille désormais avec le scénographe Patrick Laffont De Lojo ; pour VIRAL, nous avons fait de la machine théâtrale un acteur à part entière. C’est aussi une manière pour moi de rendre hommage au théâtre comme lieu de modélisation du monde, comme moyen d’inventer des petits mondes. Le public est sur le plateau, au milieu des danseurs, des acteurs, des performeurs et des machinistes, qui ne sont pas cachés dans le noir des cintres : cette seule modification interroge nécessairement notre manière de penser la façon que nous avons d’habiter la terre, qui n’est pas plus un décor qu’elle n’est un spectacle.
Cette conception s’inscrit dans une rupture avec la modernité et ses représentations, qui n’est pas seulement un retour au baroque : la machinerie théâtrale est associée aux outils contemporains de représentation et de pensée. Pour penser l’après de la modernité, il s’agit en quelque sorte de traverser le temps et de voir tout ce que le théâtre permet, sans dogme, et en tirant autant bénéfice des avancées du théâtre contemporain, de l’oubli du quatrième mur, que de la contagion des corps et de la synchronie des mouvements. L’univers baroque ne posait pas les mêmes questions que nous. Notre projet est de penser un monde où l’idée de progrès n’est pas forcément liée à une échappée de science-fiction vers Mars mais exige plutôt de reconsidérer notre rapport au terrestre en retrouvant l’émerveillement devant les forces qui s’y déploient.
Vous évitez donc à la fois le retour en arrière et le bond en avant ?
Frédérique Aït-Touati : Il ne s’agit pas de rompre avec la soif de l’inconnu et la passion de la découverte. Ce qui me passionne dans la science contemporaine, c’est sa manière de retrouver un œil neuf, et je crois que c’est là que le théâtre a un rôle à jouer : dans cette participation à la conversion du regard en faisant voir autrement ce monde qu’est le monde du théâtre, qui est un cosmos à redécouvrir, ne serait-ce qu’en passant de la salle au plateau. Que se passe-t-il quand le spectateur change de place ? Je sais que cette interrogation émerge dans le champ théâtral dès les années 50, mais il me paraît fondamental d’en poursuivre l’exploration à la lecture des exigences que le monde actuel impose à la pensée.
VIRAL est-il une nouvelle manière de concevoir les virus ?
Frédérique Aït-Touati : Aussi paradoxal que cela puisse paraître aujourd’hui, VIRAL travaille l’idée de contagion comme quelque chose de positif. La viralité est condition d’existence. Le message de VIRAL est qu’on ne peut pas se débarrasser des virus et qu’il faut les prendre en compte. Et cette acceptation s’accompagne de celle de notre confinement terrestre. Mais vivre la condition terrestre n’est pas seulement vivre entre humains. Si on prend un peu mieux soin de ceux avec qui nous sommes confinés, et qui ne sont pas seulement ceux parmi lesquels nous vivons, peut-être cesserons-nous d’avoir peur. La question de l’écologie est donc évidemment au cœur de ce spectacle…