Jean-François Marguerin a mené une carrière d’administrateur au ministère de la Culture. Il a, par ailleurs, dirigé l’Institut français de Casablanca, ainsi que le Centre national des arts du cirque. Il préside aujourd’hui le conseil d’administration de la scène nationale de Sète et de plusieurs compagnies de théâtre. Il a coécrit avec Bernard Latarjet Pour une politique culturelle renouvelée, publié aux éditions Actes Sud. Dans cet ouvrage, Jean-François Marguerin et Bernard Latarjet posent les conditions d’un renouvèlement de la politique culturelle et montrent, chiffres à l’appui, que cette réforme n’est pas utopique, qu’elle peut être pensée et mérite d’être réalisée.
Quel bilan pour la politique culturelle après deux ans de pandémie ?
Jean-François Marguerin : Nous avons commencé à écrire ce livre avant la pandémie. Notre préoccupation sociétale était alors le mouvement des Gilets jaunes. La pandémie est arrivée ensuite. On peut désormais mesurer, à l’aune de sa persistance et des peurs qu’elle a engendrées, qu’elle a abouti à une réduction substantielle de la fréquentation des lieux de culture (soit pendant qu’ils étaient fermés, soit, depuis qu’ils ont rouvert, du fait du retour très prudent des spectateurs).
Sans doute faut-il aussi admettre une mutation durable des comportements à l’égard de l’offre culturelle. Le pas pris par les industries de la culture et du divertissement sur la culture institutionnelle a été considérablement amplifié par cette crise, du fait de l’individualisation des pratiques liées à la dématérialisation et à l’usage constant des Smartphones, au développement des contenus auxquels ils permettent d’accéder et à l’augmentation de leur fréquentation.
Tout cela conduit à une situation préoccupante : ce qui, jusque là, faisait lien (même s’il faut admettre que c’était l’apanage d’une minorité) se réduit au bénéfice de l’atomisation de la société par la multiplication des réseaux et la contraction des références communes, qui ne font pas bouger grand chose dans la tête des gens. La question qui se pose est donc évidemment la suivante : cette réduction est-elle conjoncturelle et les habitudes vont-elles reprendre, ou est-elle structurelle et durable, au point que l’on ne mesure pas encore ses effets qui vont aboutir à ce que l’offre culturelle, construite essentiellement sur des modèles vieux de plusieurs décennies, vont se trouver en perte d’usagers ?
Comment répondez-vous à cette question ?
Jean-François Marguerin : Il est plus compliqué d’écrire une page qui se rajoute à d’autres que d’écrire sur une page blanche. Sur cette question, l’héritage (venu, si on veut faire bref, des politiques de Malraux et de Lang) oblige dans sa continuité et sa permanence. Il nous faut prendre en considération qu’il y a un héritage, qu’il y a un coût, que ce coût est inflationniste et que, dans le même temps, on doit prendre en compte les nouveaux secteurs culturels à égalité avec les secteurs traditionnels.
À cet égard, les marges de manœuvre financières sont souvent ridicules et les crédits sont affectés par avance. D’où la difficulté de prendre en compte des secteurs nouveaux liés, à des pratiques numériques et dématérialisées, qui ont des besoins qu’on ne parvient pas à honorer puisque les moyens disponibles dévolus à l’artistique dans les établissements culturels sont grignotés en permanence par l’augmentation des charges fixes.
Les établissements institutionnels alertent les collectivités et le ministère de la Culture sur l’amenuisement constant de leur disponible artistique, alors que des secteurs nouveaux, comme ceux des musiques actuelles ou de la production des images nouvelles, frappent à ces mêmes portes sans que l’on soit capable de leur répondre. Le phénomène n’est pas nouveau. Il a été analysé par Baumol qui a montré comment l'augmentation inévitable des salaires et des coûts dans les secteurs où la productivité n’augmente pas (tel est le cas du secteur artistique) obère l’équilibre entre dépenses et recettes.
Quand le phénomène a été analysée par Baumol, on a su répondre à la crise que connaissaient les théâtres par le développement de la subvention publique (qui n’existait pas jusqu’aux années 50 et 60) pour permettre la poursuite du risque artistique. On se retrouve aujourd’hui dans une situation comparable : si l’on veut soutenir les jeunes artistes et les nouvelles esthétiques et prendre des risques artistiques plus importants, on aurait besoin d’un soutien financier public accru.
D’où l’importance de la quatrième partie de notre ouvrage : il est possible de trouver des moyens nouveaux car il ne suffit pas de consolider les moyens existants. Voilà pourquoi nous avons absolument tenu à chiffrer nos propositions et à les mettre en perspective. Lorsque nous disons par exemple qu’il faudrait 60 millions pour l’éducation artistique, nous faisons remarquer que cela ne représente que 2 % de la composante culture du budget du ministère de la Culture et 60 % de la subvention versée par l’Etat à l’Opéra de Paris pour son fonctionnement. Nos propositions relèvent à chaque fois d’une modestie qui nous permet d’affirmer qu’il y a des choix possibles.
Quel rapport avec la question de la réduction de l’offre culturelle ?
Jean-François Marguerin : Un étroit rapport dans la mesure où les tenants de la politique de la demande arguent de cette inévitable augmentation des coûts pour déconsidérer la politique de l’offre. Le confinement a été pour eux une aubaine, puisqu’il a abouti à ce que les gens aient des pratiques culturelles à domicile, qui ont aussi profité au livre et à la lecture. Cette restriction des sorties possibles a renforcé l’espoir hégémonique des industries culturelles qui osent appeler politique de la demande ce qui est toujours une politique de l’offre, mais réduite, à laquelle répond le public. Cette imposture n’a pas de sens.
Vous évoquez la fracture culturelle et déplorez son aggravation. Qu’en est-il ?
Jean-François Marguerin : Parlons plutôt d’une fracture sociale, qui comporte une dimension culturelle, éducative et territoriale. La métropolisation a effectivement aggravé ce phénomène. Le paysage français s’est transformé sans que l’on parvienne à véritablement l’analyser. Le dynamisme de certains ensembles urbains a attiré vers eux des offres variées.
En revanche, les territoires interstitiels sont délaissés, hors des radars, perdus dans cette diagonale du vide qui sépare des zones urbaines dynamiques et les zones délaissées où la population perd progressivement l’accès aux services publics. C’est ainsi que la question des banlieues, essentielle dans les années 80, ne se pose plus aujourd’hui dans les mêmes termes. Ces banlieues tirent majoritairement leur épingle du jeu car la métropolisation leur profite aussi. Mais les territoires qui ne sont pas sous l’influence des métropoles paient un lourd tribut. C’est eux qui doivent être désormais le centre des préoccupations territoriales.
Comment réparer cette fracture ?
Jean-François Marguerin : Essayer de corriger les choses par l’éducation est une nécessité mais l’entrée la plus facile est celle de la réduction de l’inégalité territoriale. Les Gilets jaunes viennent essentiellement de ces endroits délaissés et proviennent des classes moyennes fragilisées, menacées par le chômage et reléguées par l’étalement urbain de cette France de propriétaires, enterrés dans des territoires dont ils ne sont pas originaires et dans lesquels ils sont piégés de toutes parts.
À l’occasion d’une étude en Région Rhône-Alpes, nous avions identifié et cartographié, à l’échelle de chaque EPCI (établissement public de coopération intercommunale), les communautés de communes les plus fragilisées. Lorsqu’on lui superpose la carte de l’offre culturelle instituée et des dépenses publiques de l’État ou de la Région sur le territoire régional et qu’on y ajoute la carte du vote pour le Rassemblement National (dont on sait qu’il est majoritairement protestataire), le résultat est édifiant. Il faut aller en priorité vers ces populations, même si ce n’est pas selon les modalités héritées.
Il ne s’agit pas d’ajouter des équipements, et surtout pas des équipements lourds. Il faudrait y privilégier plutôt des actions comme celles du réseau Micro-Folie. La ressource numérique, l’image présentée dans de bonnes conditions vaut davantage que ce que nous avons l’habitude d’en penser. Entre accéder facilement aux œuvres et rien, on peut ménager cet accès par des images de grande qualité des œuvres.
À quelle condition ?
Jean-François Marguerin : À la condition que le public soit guidé. Il ne s’agit pas seulement d’installer des écrans mais des médiateurs qui sachent répondre aux questions du public et l’aident à trouver son autonomie dans cette pratique. Voyez le magnifique site du musée des Beaux-arts de Lyon où l’on apprend davantage par la visite virtuelle que par une visite réelle. Qui fréquente ce site ? Au-delà des amateurs d’art, celles et ceux qui sont guidés. Un effort doit être mené de façon volontariste, par l’État et les Régions en partenariats avec les exécutants de ces communes pour une offre adaptée à leurs habitants. Et là encore, voyez les chiffres dans notre livre : ce sont des sommes tout à fait modiques qui permettraient d’y parvenir. 50 000 euros pour rémunérer prioritairement des apports en compétences artistiques multipliés par 1 000 EPCI environ, cela représente 50 millions d’euros pour le budget de l’État, c’est-à-dire pas grand chose pour une couverture de tout le territoire, avec un effet de levier sur les moyens que ces communautés de communes peuvent mobiliser par ailleurs.
Pour atteindre des populations qui ne sont pas en état de répondre spontanément à l’offre culturelle, il n’est pas possible de faire l’économie de propositions de médiation de très grande qualité. Il faut rémunérer la compétence et l’intervention dans tous les champs de l’activité culturelle ou artistique, ce qui donnerait aussi du travail à des artistes. Cela suppose également des lieux appropriés à leur exercice.
Quid du rôle de l’école dans cette réforme de l’offre culturelle ?
Jean-François Marguerin : La démocratisation de l’accès aux œuvres sans que l’école n’y joue un rôle reconduit le constat d’une reproduction inégalitaire fait par Bourdieu, Dardel et Passeron. L’élargissement social de la fréquentation passe par l’école. Les pionniers de la démocratisation des années 40, puis les maisons de la culture dans les années 60, ont permis un élargissement des publics qui a trouvé ses limites.
On peut être à la fois optimiste et pessimiste sur le travail fait dans les établissements scolaires : l’efficacité des efforts de médiation est patent quand on est dans une salle avec des élèves et qu’on observe, comme je le fais régulièrement à la MC93 depuis que j’habite Bobigny, la façon dont ils reçoivent magnifiquement le spectacle. Mais cette pratique reste attachée au statut de lycéen. Tel ou tel aime aller au théâtre avec tel ou tel enseignant, mais quand ils ne sont plus dans le système scolaire, ils continuent de rattacher le théâtre à leur seule vie lycéenne. Ils ont été de vrais spectateurs, mais l’espoir qu’ils continuent à l’être n’est que rarement réalisé.
Ce lien social ainsi créé reste fragile et éphémère et est renforcé par les phénomènes d’entre-soi et de références qui font que pour voir certains spectacles, il faut être un spectateur averti. Si l’ambition des ministères de l’Éducation nationale et de la Culture est la généralisation de l’éducation artistique, fondée sur la fréquentation des œuvres, la compréhension et la pratique artistique, le compte n’y est absolument pas. Il faut, pour l’atteindre, recourir à des médiateurs, issus des cursus universitaires, qui soient capables d’accompagner des pratiques sans les artistes, tout simplement parce que ceux-là ne sont pas assez nombreux pour répondre aux besoins.
La priorité est évidemment la rencontre entre artistes et élèves mais il est évident qu’ils ne sont pas en mesure d’accompagner à eux seuls le parcours de chaque élève, en particulier dans la découverte d’une pratique artistique. D’où la formation puis le recrutement de médiateurs qui constitueraient de nouveaux métiers de service public. L’école républicaine suppose un accès équitable pour tous aux mêmes fondamentaux.
À la fin, plus ou moins d’État ?
Jean-François Marguerin : Nous sommes, avec ce livre, évidemment à rebours de la doxa ambiante. Il faut plus que jamais de l’État, surtout quand la société se déglingue. Un État partenaire, qui n’oublie pas la décentralisation tout en la corrigeant quand nécessaire, surtout en cette période où les collectivités se plaignent de pertes de recettes dues au Covid-19 et où certaines en font le prétexte à la réduction de leurs concours financiers, quand d’autres n’hésitent plus à franchir la ligne jaune de l’ingérence.
C’est l’État qui doit avoir au premier chef la responsabilité de conduire une politique culturelle, quand bien même les collectivités territoriales sont les premiers financeurs de la dépense culturelle publique. Encore faut-il qu’il change ses pratiques, qu’il ne soit pas toujours prescripteur, qu’il gagne en souplesse dans un cadre national adapté à chaque territoire. Pour ce faire, il faut que le questionnement soit collectif et que les réponses soient aussi construites en partenariat avec tous les niveaux de collectivités.
Enfin, il faut arrêter d’affaiblir le ministère de la Culture. On a face à nous et pour l’avenir deux modèles : un État central qui légifère, pilote, pourvoit aux moyens, évalue, contrôle et délègue ses compétences aux collectivités territoriales ou le maintien des services déconcentrés du ministère de la Culture avec peut-être un allègement d’un certain nombre de ses tâches qui continuent d’agir sur les territoires. Il va falloir choisir.