En janvier 2023, l’Union des Scénographes a publié un Manifeste de l’éco-scénographie, enjoignant les artistes scénographes à mettre en place des pratiques d’éco-conception, de manière à transformer durablement le spectacle vivant. Selon eux, la transition vers un secteur plus écoresponsable passe avant tout par le réemploi des matériaux et des scénographies existantes qui, pour la majorité d’entre elles, ne sont utilisées que pour un seul spectacle avant d’être stockées, puis oubliées. Ce manifeste consacre un chapitre important aux « clauses et modalités des conditions d’écoconception » car, en effet, le réemploi de scénographies existantes vient se heurter à un cadre juridique précis. La notion de « réemploi » est ici à différencier de celle de « réutilisation » qui, dans sa définition, suppose le passage de l’objet au statut de déchet avant sa réhabilitation. Par ailleurs, le double statut de l’artiste scénographe, à la fois technicien du spectacle vivant et artiste auteur, soulève quelques questions quant à sa responsabilité et à la filiation de ses œuvres. Dans cet entretien, Xavier Schmitt, juriste à ARTCENA répond aux questions basales soulevées par le réemploi des scénographies.
D’un point de vue juridique, la scénographie d’un spectacle peut-elle être réemployée pour un autre spectacle ou une autre manifestation culturelle ?
À partir du moment où elle est une création originale, la scénographie est considérée comme une œuvre de l’esprit, ce qui veut dire qu’elle existe indépendamment du spectacle pour lequel elle a été conçue. En ce sens, elle peut tout à fait être réemployée, à condition que l’auteur scénographe donne son accord. La question pourrait plutôt se poser à l’envers : y a-t-il des cas où la scénographie d’un spectacle ne peut pas être réemployée ? Lors de la commande d’une scénographie, il est possible de faire signer une clause d’exclusivité afin d’en circonscrire la diffusion au spectacle pour lequel cette dernière est créée. C’est une pratique qui pour l’instant n’est pas très courante dans le domaine de la scénographie, mais que l’on retrouve davantage pour les textes de théâtre, afin de limiter la concurrence lors de la diffusion des spectacles pour lesquels ils ont été écrits.
Quel est le cadre juridique entourant le réemploi de scénographies ?
Tout d’abord, il faut savoir que, par principe, l’auteur est bien la seule personne à pouvoir autoriser la diffusion de son œuvre, puisqu’il dispose des droits patrimoniaux. Si une compagnie souhaite réemployer une scénographie, elle doit obligatoirement obtenir l’accord de son auteur. Ensuite, rappelons que l’auteur dispose aussi de droits moraux sur son œuvre. Ces droits sont incessibles (i.e. ils ne peuvent pas être cédés par contrat), cela signifie que l’auteur est la seule personne à pouvoir détruire ou modifier son œuvre. Cela peut donc poser problème dans le cas du réemploi d’une scénographie. En effet, si une compagnie choisit de transformer de manière trop importante une scénographie pour son réemploi, et même si elle obtient l’accord de son auteur, elle ne sera pas protégée par le droit en cas de litige avec lui. Néanmoins, on voit apparaître de plus en plus de clauses dans les contrats portant sur les possibilités de réemploi des œuvres. Même si ces clauses ont une faible valeur juridique, elles restent un engagement moral pour celui qui la signe.
Les scénographies peuvent donc être réemployées telles quelles pour un nouveau spectacle ?
Oui, c’est possible. Le droit facilite d’ailleurs ce cas de figure. La transformation d’une scénographie existante pour créer une nouvelle œuvre est plus compliquée. Rappelons que le droit distingue l’objet matériel qu’est l’œuvre et la propriété immatérielle de l’œuvre qui, elle, concerne les droits de propriété intellectuelle. Lorsqu’un auteur vend son œuvre, c’est bien l’objet matériel qu’il cède et non pas la propriété intellectuelle. À titre d’exemple, si vous achetez une toile d’un grand peintre, vous n’avez en aucun cas le droit de la transformer ou de la détruire. Dans le cas du réemploi d’une scénographie il est obligatoire de passer un contrat de cessation de droits d’auteurs afin d’en autoriser la diffusion. Si la scénographie est transformée par un autre artiste pour créer une nouvelle œuvre, que l’on appellera alors œuvre composite, il est nécessaire d’obtenir les droits d’auteurs du premier scénographe et du second.
L’Union des Scénographes recommande de distinguer deux missions dans la mission de base du scénographe : la conception, rémunérée en droits d’auteur, et la direction artistique de l’exécution matérielle du projet scénographique, rémunérée en salaire. Pourriez-vous rappeler pourquoi une telle distinction est nécessaire ? Dans le cas du réemploi d’une scénographie, faut-il encore opérer cette distinction ou bien rémunérer le scénographe uniquement en droits d’auteurs ?
Le statut du scénographe en effet est double : il est à la fois un technicien du spectacle, lorsqu'il est exécutant d’une prestation technique, et un artiste-auteur, puisqu’il est aussi auteur de création intellectuelle. Généralement, on distingue trois phases de rémunération du scénographe. La première concerne la commande de la scénographie par une compagnie ou un metteur en scène. La scénographie ainsi créée relève du droit d’auteur, puisqu’il s’agit d’une création intellectuelle. Le temps de travail dédié à cette création peut, selon le lien contractuel qui lie le scénographe à son commanditaire, être payé en salaire et/ou en droit d'auteur. La deuxième, la réalisation technique, fait appel à la casquette de technicien du scénographe. Elle ne relève donc plus du statut d’artiste-auteur, mais bien du statut de salarié ou d’indépendant et implique que le scénographe soit rémunéré en salaire ou en facture. Enfin, la diffusion de cette scénographie relève à nouveau du droit d’auteur.
Dans le cas du réemploi d’une scénographie, un contrat doit obligatoirement être passé afin d’obtenir la cession des droits de l’auteur, sauf si c’est le même scénographe qui réemploi son œuvre. On ne rémunère donc pas le scénographe en salaire, puisqu’il ne s’agit plus de rémunérer la réalisation technique de l’œuvre, mais bien d’en autoriser la diffusion.
Le réemploi de scénographies existantes implique que ces scénographies soient d’abord stockées quelque part. Existe-t-il une réglementation concernant la conservation de ces décors ?
Concernant le spectacle vivant, le droit n’encadre pas les conditions de conservation des décors. En revanche, le contrat passé entre les lieux de diffusion et les compagnies peut contenir une clause spécifique à ce sujet. La conservation des décors pose la question de qui en a la responsabilité : en principe, c’est la compagnie qui en est responsable, c’est donc à elle d’imposer des conditions de conservation aux lieux qui l’accueille.
Le réemploi soulève une autre question de responsabilité, en matière de sécurité. Le scénographe auteur est-il responsable de la solidité et de l'ignifugeage de sa scénographie dans le cas de réemploi de cette dernière ?
En matière de sécurité, rappelons que plusieurs personnes peuvent être responsables de la scénographie dans le cadre des différentes responsabilités contractuelles qui se cumulent. Par exemple, la responsabilité du lieu vis-à-vis du public, celle du scénographe ou du bureau d’étude qui garantissent le travail réalisé etc. Une des problématiques auxquelles sont confrontés les lieux et les compagnies dans le cadre du réemploi est la traçabilité des éléments des décors. Sur ce sujet, l’Union des Scénographe milite pour la mise en place d’un document qui encadrerait cette traçabilité.