« Cher Anton Pavlovitch, De grâce, retenez-moi deux fauteuils pour la première représentation de La Cerisaie et de plus, n’ayez pas la paresse de ne pas m’en communiquer la date. Il faut que je prenne mes dispositions à l’avance pour être libre ce jour-là. Je vous serre la main. » Votre S. Diaghilev.

Le créateur des ballets russes aurait voulu publier la Cerisaie dans sa nouvelle revue le « Monde de l’art ». L’écrivain et l’artiste entretenaient une relation épistolaire régulière. Le passionné de théâtre ou le chercheur peuvent ainsi se replonger dans un riche passé en relisant ces lettres. Que retiendrons-nous de ce XXIe siècle numérique ou l’éphémère est de règle ? Sans doute pas grand-chose. Avec cette mise en scène, Clément Hervieu-Léger nous transporte avec délicatesse au début du XXe siècle, dans cette cerisaie représentée par un grand tableau au centre du mur de fond de scène.
Belle métonymie d’une nature fragile, vouée aux coups de hache du nouvel acquéreur du domaine, afin de construire des maisons pour les estivants. Symbolique de ce qui arrive à notre terre aujourd’hui, on détruit la nature pour faire de la place à l’humain.
Clément Hervieu-Léger a réalisé un formidable choix de comédiens. Chacun d’eux incarne parfaitement les différents personnages de cette Cerisaie. Nous retiendrons entre autres : Loïc Corbery, interprétant un Lopakhine qui se décrit comme « un fils d’esclave » décidé à l’achat du domaine et pourtant plein de remords ; Liouba, interprétée par Florence Viala, continue de vivre dans un monde loin des réalités matérielles de l’époque ; Éric Génovèse, dans le rôle de Gaev, nous émeut par son incapacité à surmonter la funeste destinée de cette cerisaie.
La troupe de la Comédie-Française et le metteur en scène réalisent parfaitement leur mission : servir un texte de théâtre qui se suffit à lui-même, sans aucun ajout superflu, sans réinterprétation hasardeuse, comme nous l’avons vu l’été dernier dans la Cour d’honneur du Palais des Papes.

Les mots d’une douce chanson reviennent souvent dans cette mise en scène : « les âmes sont immortelles ». Nous garderons longtemps en mémoire ces personnages qui ne peuvent échapper à leurs destins. La traduction d’Andre Markowicz et Françoise Morvan, ainsi que la scénographie d’Aurélie Maestre, transportent aisément le spectateur au début du siècle dernier. Les multiples accessoires sont eux-mêmes des témoignages signifiants d’un passé révolu : une chaise d’enfant, un billard, un éventail, une petite armoire, une dizaine de tableaux accrochés sur ces hauts murs en bois, etc.
Dans une lettre, Stanislavski écrit à Tchekhov le 22 octobre 1903 :
« La Cerisaie est votre meilleure pièce. Je m’y suis attaché plus qu’à notre chère Mouette. Ce n’est pas une comédie, pas une farce, comme vous me l’écriviez, c’est une tragédie, quel que soit le chemin vers une vie meilleure que vous ouvrez au dernier acte. Ça fait une impression énorme… ».
Tout est dit. Un des personnages parle de la Russie au milieu de la pièce : « Un pays sans culture, un peuple sans moralité ». La Russie de l’époque aurait-elle contaminé l’Europe d’aujourd’hui ?
La Cerisaie d'Anton Tchekhov, par Clément Hervieu-Léger, du 13 novembre 2021 au 6 février 2022 à la Comédie-Française.