Homme de théâtre né à La Réunion, Jean Lambert-wild dirige, depuis janvier 2015, le Théâtre de l’Union, CDN du Limousin et l’Ecole Nationale Supérieure de Théâtre du Limousin qui compte, depuis septembre 2018, une classe préparatoire intégrée qui accueille les élèves comédiens ultramarins pour les préparer aux écoles nationales d’art dramatique, afin de compenser le déficit d’équité territoriale pour les jeunes Français des Caraïbes, de l’Océan Indien et du Pacifique.
Quid de la diversité culturelle sur les scènes françaises ?
Jean Lambert-wild : Le théâtre a toujours été le lieu de la diversité. S’est-il racorni ? C’est possible… Selon moi, ce racornissement est éminemment lié à la lutte des classes. Cet artisanat d’art, cet art de saltimbanque est devenu le lieu d’expression d’une classe sociale dominante qui met en place des mesures et des conventions qui corsètent et administrent les diversités esthétiques, culturelles et identitaires. Or celles-ci finissent par échapper à l’empire du théâtre et reviennent frapper à sa porte. Nous sommes aujourd’hui dans une époque paradoxale et complexe qui revendique à la fois l’unité des idéaux et la diversité des points de vue. La question revient alors sur le devant de la scène politique comme objet de nouvelles divisions qui s’expriment dans la brutalité. Pourquoi tout cela ne se passe-t-il pas plus naturellement en admettant comme une évidence que la diversité des origines fait celle des imaginaires ? Voilà peut-être ce qu’il faudrait interroger…
Le problème tient-il aux restrictions qu’impose le répertoire ?
Le répertoire ne fait pas problème ! On peut décider, comme je l’ai fait récemment, que Sganarelle soit joué par une comédienne camerounaise. Le problème est plutôt de dépasser nos représentations du répertoire. Qu’est-ce qui empêcherait que Cyrano soit joué par Fargass Assandé, que Phèdre soit jouée par Nathalie Kouassi ? Personne ! Ni l’État, ni le politique ! C’est un interdit intériorisé, lié aux frontières à l’intérieur desquelles on corsète l’imaginaire. Et à cet égard, je crois que même la meilleure volonté qui soit peine à régler par le discours ce qui est à ce point intériorisé. Mieux que de discourir sur visibilité et invisibilité, je crois qu’il faut surtout laisser à chacun la possibilité de choisir son existence. Et là encore, la question est sociale : comment choisir de faire du théâtre quand on n’en a pas socialement les moyens ? Pour un Steve Tientcheu qui réussit, combien vont s’effondrer ? Où sont désormais les gueules cassées du théâtre et du cinéma qui dérangent l’industrie culturelle bourrée de moraline ?
Comment envisagez-vous, personnellement, l’apport de la diversité culturelle dans votre travail ?
Autant me demander comment j’envisage quelque chose qui ne me pose pas de souci… Autant me demander, à moi qui suis créole, de mettre du piment dans ce que je cuisine… Je n’ai pas besoin de me poser cette question ni qu’on me mette à l’amende de ce que je suis. En revanche, je m’agace un peu du travail d’amnésie ou de silence… C’est la première fois, en France, que deux jeunes Kanaks, une Polynésienne et une Mahoraise entrent dans des écoles supérieures d’art dramatique, à l’issue de la préparation dispensée dans la classe préparatoire que nous avons créée. Pas un entrefilet dans la presse nationale… Dont acte ! Plus que le discours, c’est la réalité qui importe et quand la réalité existe, on la tait. Je me méfie des seuls discours d’intention qui, selon moi, permettent à une classe sociale avertie de s’emparer de revendications qui pourraient déstabiliser sa réalité. Elle le fait pour accorder à ses enfants une autre génération de commandement. Car, profondément, que la réalité change ne l’intéresse pas. Ce qui l’intéresse, c’est de contrôler et d’organiser la réalité, d’en faire un usage maitrisé. Le projet de cette classe préparatoire ouverte aux ultramarins est de donner une réelle égalité d’accès aux études supérieures pour tous nos concitoyens. À Mayotte, à La Réunion, en Nouvelle-Calédonie, l’accumulation des obstacles réduit considérablement la possibilité que des élèves comédiens puissent passer les concours du supérieur : le prix des billets d’avion, l’argent nécessaire pour vivre en métropole, la connaissance du territoire, etc. Si on ne met pas en place les cadres d’accompagnement nécessaires, ces jeunes ne peuvent pas traverser l’horizon. Si on le fait, la mixité finira par être naturelle, puisqu’on formera une génération composée de gens venus de partout et qui auront appris à se fréquenter. On ne cesse de dire que cela est indispensable pour les élèves du primaire, mais ça l’est aussi pour ceux du supérieur. Entendons-nous bien : je défends ici une dialectique républicaine, qui nous oblige à nous mettre en miroir et, en l’espèce, nous oblige à repenser nos raisons de faire du théâtre. L’entre-soi est assurance d’amnésie et de médiocrité. Neuf des dix élèves de la première promotion de notre classe préparatoire ont intégré une école nationale d’art dramatique (et le dixième a changé d’orientation quand il a compris que son rêve était en fait de devenir journaliste) : le confinement nous a évidemment empêché de recruter une deuxième promotion, mais je garde espoir de pouvoir continuer ce programme.
De quoi la société française a-t-elle peur alors ?
À mon avis, ce dont on a le plus peur dans la diversité, c’est des fantômes qui l’accompagnent et qu’on n’a pas encore apprivoisés. Les ultramarins arrivent avec des fantômes, des esprits. On ne sait pas comment les entendre. La société française admet de causer du monde, mais n’admet pas qu’ils viennent participer aux débats. Qui parle de Lumumba, de Sankara ? Je crois qu’au lieu de déboulonner les statues – ce qui empêche de juger l’Histoire –, on ferait mieux d’en élever d’autres et de faire enfin tranquillement confiance à l’idée de la république. Parier sur la confiance plutôt que sur la récupération, ce que fait d’ailleurs spontanément le public quand il voit Yaya Mbilé Bitang jouer Sganarelle et partager ainsi un grand moment généreux sans se poser d’autres questions… Si le public entre au théâtre pour s’y reconnaître, on a perdu. Les publics que nous construisons nous emprisonnent. Le théâtre n’est pas le lieu de la reconnaissance, mais le lieu d’un trouble, le lieu d’un déshéritage de nous-mêmes et d’une réconciliation.