La longévité des créations des 26000 Couverts est exceptionnelle. Quelle est la recette d’une compagnie, dont la routine est la principale ennemie, pour conjurer l’usure ? C'est l'un des combats majeurs de la troupe, soucieuse de ne jamais se laisser aller à la facilité de la répétition. Directeur d'acteurs avant toute chose, Philippe Nicolle y veille avec une vigilance permanente. La diversité des genres approchés et l'esprit de troupe fait le reste. Compagnie à géométrie variable, les 26000 Couverts ont à la fois cultivé de longues fidélités et laissé leur place aux jeunes pousses. Et le moins que l'on puisse dire est que le succès public et critique est au rendez-vous depuis le début.
Au départ, il y a le collectif. Plus on est de fous, mieux on rit ! Dès les débuts de la compagnie, Philippe Nicolle et Pascal Rome ont vu grand. Sens de la visite (1994) comptait 15 comédiens, Les Petites commissions (1995) 15, Invité d’honneur : La Poddémie (1997) 12, Direct ! (1998) 17… Jusqu'en 2009, les grandes formes ont été le choix de prédilection des 26000 Couverts. Un défi économique, même si le théâtre de rue privilégiait ce format lorsqu'ils ont commencé. Un pari qui a fonctionné.
Le duo Pascal Rome / Philippe Nicolle puis Philippe Nicolle lui-même ont endossé le costume de directeur artistique. Peut-être devrait-on dire d'allumeurs de feux, d'impulseurs d'idées. « Collectif » n'est pas totalement synonyme de « création collective ». La recherche et souvent l'écriture sont partagées, mais le directeur assume le final cut. « Je propose une idée, et je constitue un groupe d'acteurs, mêlant des anciens de la compagnie et une petite proportion de nouveaux venus. On réfléchit une semaine ensemble, autour de tables rondes et d'improvisations. Ensuite, je peaufine, on retravaille en impros, je donne des thèmes d'atelier… Un travail assez ludique, qui se resserre jusqu'à l'aboutissement du texte du spectacle, qu'on essaye de respecter sans pour autant le figer », explique Philippe Nicolle.
il faudra quand même trouver un titre plus percutant »

Depuis le départ de Pascal Rome, il a signé l'ensemble des créations, même si plusieurs, à l'instar de L'Idéal club (2010), procèdent d'une écriture collective. Les années 2010 vont marquer une pluralité entre les signatures des textes et des mises en scène. Ainsi, il met en scène Attifa de Yambolé (2012), solo écrit et interprété par Valérie Véril pour la rue et la salle, et WRZZ (2014), création de Christophe Arnulf, comédien pilier de la troupe. Pour À y bien réfléchir, et puisque vous soulevez la question, il faudra quand même trouver un titre plus percutant (2016), Gabor Rassov est appelé à finaliser l'écriture de cet OVNI qui invente « le théâtre de rue en salles » et repousse les murs. Gabor Rassov est un auteur parisien, compagnon de route de longue date de Pierre Pradinas. Lui et Philippe Nicolle se rencontrent lors d'un colloque consacré aux auteurs pour la rue à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon et le goût du rire les rapproche.
Philippe lit Jacques et Mylène, satire trash-punk du théâtre de boulevard écrite pour François Cluzet et prévue pour six comédiens. Il décide de l'interpréter à deux avec Ingrid Strelkoff. De l'inédit pour les 26000 Couverts : une petite forme, en salle ? Le pari est en tout cas réussi : le spectacle, créé en 2009, tourne depuis 15 ans.
C'est Gabor Rassov qui signe le mélodrame forain Véro 1ère, Reine d’Angleterre (2018), qu'il décrit comme « une sorte de théâtre forain rêvé, avec beaucoup d'effets spéciaux ». Plein de bruit, de fureur et de grand-guignol, Véro 1ère renoue avec la prédilection de la troupe pour les caravanes, la foire, le jeu faussement amateur qui n'est pas sans rappeler la troupe d'artisans du Songe d’une nuit d'été.

Ce retour à la rue a installé l'auteur au sein de la troupe. Il y écrit avec Philippe Nicolle ce que la compagnie présente comme une « Space opérette » de science-fiction : Chamonix (2022), qui va emporter les spectateurs dans une anticipation de quatre millénaires, autour d’une question fondamentale : « Faut-il éradiquer l'humanité qui a généré des milliards d'imbéciles, Auschwitz et les pantacourts, mais aussi l'amour, la musique et les Apéricubes ? » « Comment parler d'un sujet sérieux – les menaces pesant sur la planète – sans se prendre au sérieux ?, commente Gabor Rassov. En se moquant d'abord de nous-mêmes, qui osons prendre la parole sur un tel sujet. » Ce qui résume en une phrase la philosophie des 26000 Couverts.