Derrière les créations d’Alice Laloy, il y a toujours un rêve d’enfant qui fait naître un monde entre ses mains. Intrépide, singulière, artiste depuis toujours, Alice Laloy n’a pas suivi la voie de l’école de Charleville-Mézières qui conduit tout droit à la marionnette. Elle a mené ses expériences, à l’instinct, un pied dans l’institution un pied à côté, en passant d’abord par la matière, le costume avant de s’exprimer par les objets.
La première image qu’on garde d’Alice Laloy, c’est cette bricoleuse du Groupe Incognito, la fille qui menait des petites expériences absurdes dans un coin de la scène avec une planche, trois machins et deux bouts de ficelle. Un ovni au milieu de ses camarades de promo de l’école du Théâtre national de Strasbourg (TNS). L’une de ses rares apparitions scéniques, un rôle sur mesure, poétique et drôle, sans doute lointainement nourri par les fascinantes machines découvertes dans l’enfance au festival de théâtre de rue d’Aurillac où elle a grandi.
Le cabaret des vanités, Groupe Incognito, 2011
Née en 1977, Alice Laloy est la deuxième d’une famille de quatre sœurs, aujourd’hui toutes artistes. Quand elles étaient enfants, elles montaient chaque année un spectacle à Noël devant la famille. « C’était ultra élaboré, se souvient-elle, on répétait pendant des semaines ; un vrai rituel entre les sœurs ». Sophie, l’aînée, qui est passée par le cinéma via la musique avant de faire des spectacles, dirigeait les opérations. Alice, elle, était déjà côté costumes et décors. « Le bricolage, les travaux manuels, fabriquer des déguisements pour mes sœurs… ça faisait partie de mon quotidien ». Ses cadeaux de Noël, c’était perceuse et machine à coudre. Les parents ne sont pas artistes, mais la mère, qui pratique l’argile et la peinture, a été empêchée de faire les Beaux-Arts et c’est comme si les sœurs avaient réparé ce manque.
Un jour, alors qu’elle a 14 ans, la grand-mère de sa super copine lui déniche un article sur les costumières de la Comédie-Française : c’est devenu son objectif. Et quand sa sœur aînée part faire de la musique après son bac : « elle a ouvert la porte du possible. Je me rappelle m’être dit : ah ! on a donc le droit de choisir ce qu’on veut ». Après un passage par une fac d’histoire de l’art, dans le but de passer le concours de l’école de la Rue Blanche (qu’elle rate), des stages à l’Opéra de Lyon et au Théâtre des Célestins, quelques petits boulots — dont des coups de main pour les costumes à l’équipe de La Cordonnerie, alors fraîchement fondée par Samuel Hercule et Timothée Jolly, à la fin des années 1990 — et une année de prépa aux ateliers Beaux-Arts Glacière, Alice Laloy entre en 1998 à l’école du TNS dans la section scénographie-costumes. « Cette école de théâtre dans un théâtre, avec de toutes petites promos comme autant de petites troupes, un super atelier et de vrais moyens pour travailler, c’était le rêve… C’est là où tout a commencé, c’est là où j’ai découvert le théâtre, là où j’ai tout appris, je n’avais aucun bagage ».
Arrivée dans le saint des saints, la jeune femme y apprend vaillamment les métiers de costumière et de scénographe. Elle y rencontre Jane Joyet, qui signera plus tard toutes les scénographies des spectacles de la compagnie S’appelle reviens, qu’elle fondera en 2002. Elle, qui ignorait tout de la marionnette et du théâtre d’objet, n’avait pas envisagé l’École nationale supérieure des arts de la marionnette de Charleville-Mézières. Et si elle connaissait le théâtre de rue et les fabuleuses machines du Royal de luxe, c’était tellement associé à ses souvenirs d’enfance qu’elle ne faisait pas le lien avec ce qu’on lui enseignait au TNS. « Ça avait déposé énormément de couches en moi, c’était comme une culture profonde mais sur laquelle je n’avais aucun recul. Ça me faisait rêver, ces troupes, ces bricolages énormes, ces machines… mais j’avais décidé d’être costumière ». Au TNS, très « électron libre », elle s’échappe de l’atelier et se faufile dans les cours de clown de Marc Proulx réservés aux élèves comédiens.
Le départ des Géants de Royal de Luxe, Le Havre, 2017
C’est sur un coup de colère qu’elle crée des marionnettes pour la première fois, en 1999. Lors du Festival de l’Union des théâtres de l’Europe - UTE 1999, alors que trois équipes mêlant des étudiants de différentes écoles planchent sur Platonov de Tchekhov, Alice Laloy se retrouve sans affectation artistique sur aucun des spectacles. Se sentant exclue, elle décide de monter un projet dissident. Faute d’acteurs disponibles, elle crée les marionnettes, les décors et la mise en scène d’une nouvelle de Tchékhov, Le Miroir déformant, avec le concours de ses camarades pour les voix et d’étudiants de première année pour la manipulation. Un geste fondateur ! « C’est fou en fait ! J’étais dans ma création, je ne me rendais pas compte de ce que j’étais en train de faire pour ma pratique future, se souvient-elle en évoquant sa timidité de l’époque, je suis passée par-dessus pour braver toutes les difficultés, j’ai adoré faire ce projet, tout était simple, tout était au bon endroit. » Marc Proulx lui fait connaître alors le magazine Puck où elle découvre l’ampleur du monde de la marionnette.
En 2000, au scénographe Yannis Kokkos qui vient travailler à l’école autour de la figure d'Électre, elle propose une version marionnette. Les premières marionnettes étaient moitié cire moitié mécanique, « moitié chair moitié squelette », celles pour Électre et Oreste, plus élaborées, sont en papier mâché avec une chevelure sculptée, un corps en tissus et des mains. « Je me rendais compte que c’était là mon endroit, il y avait quelque chose de très fort, j’ai ensuite écrit un projet de spectacle que j’ai remis à Stéphane Braunschweig ». Sa ténacité convaincra le directeur du TNS d’alors de la présenter à Grégoire Cailles. Le marionnettiste à la tête du Théâtre jeune public (TJP) sera sa première bonne fée. Plus tard, il y aura Lucile Bodson et Mireille Sibernagl, du Théâtre de la Marionnette à Paris.
La même année, elle voit un La Bataille de Stalingrad du géorgien Rezo Gabriadzé : « là, c’était terminé, il n’y avait même plus de théâtre qui tenait, je n’en voulais plus, je voulais faire ça ! ». Quand elle raconte, ses yeux se souviennent encore du choc que ce fût. « C’est aussi le moment où je découvre Le Cirque de Calder. En 3e année du TNS, j’ai trouvé que le théâtre était vraiment en dessous de tout ce qu’on pouvait faire avec l’objet. Je faisais presque un rejet, je me disais : les acteurs, on voit qu’ils font semblant, alors que les marionnettes ne font pas semblant, elles proposent une autre réalité. J’étais fascinée, c’était très puissant ce que je ressentais, et comme j’avais trouvé des gens qui me comprenaient, c’était dingue ! Je me souviens encore de discussions avec Grégoire Cailles, j’étais dans l’état de quelqu’un qui vient de faire une découverte ! ».
Le Cirque de Calder, réalisé par Carlos Vilardebó, 1961
Une autre rencontre importante a été celle du metteur en scène Jean-Louis Hourdin qui embarquait les élèves pour créer de petits impromptus dans les bars du coin. Avec sa générosité et l’esprit forain qui était le sien, il les a fait sortir de l’école et leur a montré qu’on pouvait faire du théâtre avec très peu. Le Cabaret du Groupe Incognito, où elle bricolait ses petites machines, vient de là. En 2001, à sa sortie de l’école du TNS, Alice Laloy monte son premier spectacle, avec l’aide de Grégoire Cailles et du Théâtre de la marionnette à Paris. En parallèle, elle est engagée par Lukas Hemleb pour créer les costumes d’une Visite inopportune de Copi, au Studio-théâtre de la Comédie-Française. L’année suivante, elle travaille sur le Dindon en salle Richelieu, du même Hemleb ; Jane Joyet est à la scénographie et elle aux costumes.
Le Dindon, de Georges Feydeau, mise en scène de Lukas Hemleb, 2003
En 2002, elle a 25 ans et se trouve là où elle avait prévu d’être, costumière à la Comédie-Française, dans le sillage extraordinaire du chef d’atelier Renato Bianchi. Des costumes pour les autres, Alice Laloy en a fait jusqu’en 2008, pour l’Opéra de Montpellier, pour Catherine Anne, Jean-Pierre Vincent, Michèle Foucher… sur de gros projets et sur des périodes souvent très longues. Parallèlement, elle ne lâche pas ses désirs et mène de front ses propres créations, D’états de femme s (2004) et Moderato (2007)… Des années à une cadence infernale !
D'états de femmes, Compagnie S'appelle reviens, 2004
En 2008, elle saute le pas et se lance dans la marionnette à plein temps avec 86 cm, spectacle pour les tout-petits sur l’effet papillon, qui lui apporte la reconnaissance avec le Molière jeune public en 2009 et une belle tournée dans la foulée. Les fidèles collaborateurs sont déjà là : Éric Recordier à la musique, l’acteur Yann Nédelec, Jane Joyet à la scénographie. Il y aura ensuite : Y es-tu ? (2010), spectacle sur les peurs où elle explore le théâtre d’ombres, Batailles (2012) et Rebatailles (2013), Sfu.ma.to (2015), Ça Dada (2017), en réponse à une commande du Théâtre Am Stram Gram de Genève, Pinocchio (Live) #1 (2019) qui fera l’objet d’une nouvelle performance, Pinocchio (Live) #2, au Festival d’Avignon 2021, À poils et Death Breath Orchestra en 2020, une commande du Nouveau théâtre de Montreuil pour l’ouverture du festival Mesure pour Mesure.
En septembre 2013, l’Institut International de la Marionnette lui remet le prix de la Création/Expérimentation, récompensant son travail “qui a su renouveler les langages, les pratiques et les formes esthétiques des arts de la marionnette”.
86 cm, Compagnie S'appelle reviens, 2008