Toute création comporte sa part de risque, plus ou moins. Chez Alice Laloy, artiste totalement intuitive, le risque de la remise en question permanente tient parfois lieu de seul gouvernail. Chaque nouveau projet ouvre vers une aventure dont elle ne sait jamais à l’avance sur quoi elle va déboucher, ni ce qu’elle y cherche. N’hésitant pas, telle Pénélope, à défaire entièrement ce qu’elle a fait la veille, Alice Laloy revendique de chercher « vraiment ». Une tentation plus forte que la raison.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Alice Laloy ne se facilite jamais la tâche. Elle a quelque chose d’Hercule. Ne refaisant jamais la même chose, elle s’embarque à chaque fois dans des chantiers énormes, totalement expérimentaux, quitte à en passer par les montagnes russes, entre excitation totale face à la découverte et angoisse terrible de voir l’heure de la première approcher sans y être arrivée. Le bonheur, pour cette artiste chercheuse qui se souvient de la fillette bricoleuse, est dans l’expérimentation, pas toujours dans le résultat. Sur le fil, ses spectacles tiennent de plus en plus de la performance.
On se souvient encore de Pinocchio (Live) #1 (2019), présenté au Carreau du temple en ouverture de la Biennale internationale des arts de la marionnette (BIAM) en 2019, et d’Alice Laloy, dirigeant un bataillon de 26 jeunes performeurs et d’enfants danseurs, issus du Conservatoire à rayonnement régional de Paris, dans un étrange rituel de passage où des sortes de laborantins en blouse grises transforment des enfants bien vivants en pantins aux gestes mécaniques, tous identiques. Poussant le geste jusqu’au malaise, aux côtés de Carlo Collodi et Robert Walser, elle questionne par la manipulation les notions d’éducation, de liberté, d’individu et de normes. Un sacré pari que cette performance qui, à chaque nouvelle édition, engage d’autres interprètes, la plupart amateurs.
Pinocchio(Live) #1, Compagnie S'appelle reviens, 2019
Alice Laloy ne redoute pas les aléas du plateau, elle en fait son miel et en assume les incertitudes. Dans À poils (2020), spectacle pour les tout-petits, elle orchestre la rencontre entre trois barbus bourrus et un très jeune public, impliquant une participation dudit public. Il suffirait que la rencontre ne se fasse pas pour que le spectacle tourne court. Death Breath Orchestra (2020), premier spectacle musical de la compagnie, repose sur les épaules de trois jeunes excellents musiciens qui n’avaient jamais joué autre chose que de leur instrument avant cela. Pas simple, là encore, de les amener à un autre rapport au corps. Le processus de création dans lequel Alice Laloy embarque à chaque fois sa compagnie repose sur un temps long de recherche et de maturation.
« À chaque fois, c’est comme un jeu, il s’agit de résoudre une énigme souvent liée à une métaphore d’où découle la matière, la distribution, les outils… Avant, j’étais très angoissée tout au long du travail parce que je pouvais possiblement tout remettre en question et qu’il est très important pour moi de pouvoir tout remettre en question sinon j’ai l’impression que je me mens à moi-même dans l’écriture. J’ai besoin de me sentir toujours très indépendante dans la forme dans laquelle je suis, sinon je sens que je peux tomber dans le compromis ».
A poils, Compagnie S'appelle reviens, 2018
À chaque projet, Alice Laloy expérimente un rapport à une matière nouvelle et donc à d’autres outils, d’autres langages. En amont, elle chemine sur ce qu’elle nomme des “fils de pensée” qu’elle s’essaye à tirer en tous sens, et avec lesquels elle tisse d’abord en solitaire une trame assez élaborée avant de la confronter au plateau et à l’équipe.
Fil de pensée pour le spectacle Batailles, 2012
Death Breath Orchestra fait théâtre du souffle-même. Le rapport à la matière air se joue à différents niveaux : la respiration mais aussi la fumée, les courants d’air, la poudre, le souffle… Écrit bien avant la pandémie, le spectacle qui interroge une humanité à bout de souffle résonne étrangement avec l’époque. Cette concomitance n’a pas facilité l’aboutissement de la création, elle a même bien failli la faire capoter. À chaque nouvelle expérience, il s’agit de trouver la bonne distance face à l’objet artistique. « Si on est trop près, il y a trop de respect, ça ne peut pas marcher » explique-t-elle.
À propos de sa démarche, la metteuse en scène aventurière se souvient d’une phrase que lui a dite, un jour, Matthieu Cruciani, codirecteur du Centre dramatique national de Colmar auquel elle est associée depuis 2019 — « Toi, tu ne sais pas ce que tu vas faire, vraiment tu ne sais pas, donc tu es obligée de redéfinir tout le temps » — « c’est tout à fait vrai, je ne sais pas et je ne cherche pas à résoudre, j’écris une trame la plus construite possible, et à laquelle je crois, mais ça ne m’empêche pas d’abandonner au fur et à mesure, de casser, de déconstruire… Kantor non plus n’avait pas la solution avant ».

Avec le temps, Alice Laloy, 43 ans, 20 ans de création et un peu plus d’une dizaine de spectacles au compteur, a appris à accepter le doute et l’incertitude, à ne pas avoir peur du compte à rebours de la première : « il ne faut pas que ça te tire vers le bas mais au contraire que ce soit stimulant. J’ai toujours tendance à me brûler un peu les ailes ». Le processus s’est apaisé dans la manière de le vivre et, donc, de le transmettre. « Maintenant j’en parle, tout est nommé, je n’embauche plus les gens sans leur dire comment je travaille et, surtout, comment je ne peux pas faire autrement que de travailler de cette manière-là. J’ai beau tout blinder, il y a toujours un moment où le plateau me murmure que je peux encore tout changer… C’est impossible et c’est hors de question de résister à ça ! »

Comme beaucoup d’artistes, Alice Laloy avoue qu’en partie les choses lui échappent, il y a comme une autonomie de la création. « J’anticipe au maximum, en particulier dans ma manière de préparer les autres, notamment ceux qui participent à l’écriture, la scénographie, les costumes, ils sont très agissants, tout est très lié à ce que je leur propose. L’objet peut t’amener sur des terrains que tu n’avais pas prévus ». Cette dimension du risque, elle est permanente et va de pair avec la recherche. « Je déteste me casser la figure mais je prends le risque et je trouve ça bizarre d’avoir peur de se casser la figure quand on est artiste... Je comprends qu’on n’ait pas envie de se planter, sûrement que cette peur, moi, je ne l’ai pas assez mais c’est comme la tentation, c’est un truc d’enfant qui est plus fort que la raison. Peut-être parce que je sais que là-dedans quelque chose va pouvoir me surprendre ».
Si elle pouvait, Alice Laloy fixerait le jour de la première après avoir trouvé, et non pas des mois, voire un an à l’avance, comme l’imposent les impératifs des calendriers de production. « Je suis toujours excitée de m’aventurer à chaque nouveau projet dans le but de découvrir vraiment quelque chose, du coup c’est long et c’est difficile. Il faudrait pouvoir appliquer des recettes mais, des recettes, je n’en n’ai pas tant élaboré que ça ». Une posture pas simple à tenir dans une économie du spectacle hyper planifiée où on demande de plus en plus aux créateurs d’être en conscience et de produire du discours. Mais plus ça va, plus la créatrice assume de « travailler à l’instinct », n’hésitant pas à se dire « animiste » : à l’écoute de ce que les objets ont à nous dire.
