L'autrice et metteuse en scène Lorraine de Sagazan suit son intuition. Celle qui l'amène notamment à se retirer du plateau pour mettre en scène, à inverser les rôles d'une pièce, à abandonner un projet en cours pour tendre vers l'inconnu et qu'adviennent les possibles. Tentant d'éviter tout présupposé, elle laisse surgir le sujet et éprouve pleinement le phénomène créatif. L'intuition, cette connaissance non rationnelle, éclaire aussi son attrait pour la part invisible qui se décèle dans toute œuvre, tout être, toute rencontre.
Jouer
À l'ouverture de L'Absence de père (2019), Lorraine de Sagazan prend la parole en tant que metteuse en scène et, cahier à la main, lit un pan de son histoire, comme les acteurs raconteront, entre deux répliques de leur personnage tchekhovien, d'où ils viennent. Elle énonce être originaire d'une petite ville de province, d'une mère issue d'un milieu modeste soucieuse de « ce qu'elle allait pouvoir transmettre à ses enfants » et d'un père héritier « d'une noblesse désargentée » qui se rêvait artiste. « Comme une révolte sublime », ils autorisent leur fille à devenir actrice, actrice d'un cinéma dont ils lui ont inculqué une certaine culture. Elle dit aussi qu'elle n’aurait pu s'imaginer à la place du metteur en scène, exprimant une réflexion sur les mécanismes d'assignation qui irrigue son parcours et sa vision.

À Paris, c'est le théâtre qu'elle rencontre : de 2008 à 2014, elle joue des textes classiques et contemporains sous la direction de Benoît Lambert, Aurélie Van den Daele, Laëtitia Guédon, Hervé van der Meulen, Dimitri Klockenbring. Elle participe aussi à plusieurs projets collectifs. Peu à peu, elle saisit que sa place est hors-scène. « J'ai compris il y a peu de temps que j'ai détesté jouer, j'ai détesté cette position d'être plus désirée que désirante, j'ai toujours trouvé insurmontable de prendre la parole en public et d'être dans la lumière. »
Apprendre
Lorraine de Sagazan étudie la philosophie et suit une formation d'actrice de 2006 à 2010. Au Studio-Théâtre d'Asnières - Centre de Formation des Apprentis comédiens (aujourd'hui ESCA), elle apprend, grâce à l'alternance, à fabriquer collectivement. Elle y rencontre ceux et celles qui sont encore aujourd'hui ses partenaires de jeu et ses pairs. Après avoir tenté le concours du Conservatoire national d'art dramatique, « cinq fois » précise-t-elle, la jeune femme apprend que les injonctions au respect du texte la figent et l'empêchent de rencontrer l'œuvre, l'auteur, le spectateur. Animée d'une « frustration joyeuse » et de la volonté insolente de faire expérience à l'encontre des limitations, elle décide de se tourner vers la mise en scène.
À une époque où n'existe qu'une seule formation à la mise en scène à l'École nationale du Théâtre de Strasbourg (pour un élève par promotion), Lorraine de Sagazan ose demander à ceux qui l'inspirent de les suivre le temps d'une création. Elle part en 2014 à Berlin assister Thomas Ostermeier au travail sur Le Mariage de Maria Braun d'après Fassbinder, converse avec Marius von Mayenburg, rencontre Falk Richter et observe Romeo Castellucci sur les répétitions des pièces qu'il présente à Paris en 2015 et 2016.

Mettre en scène
La désobéissance inventive que ses mentors lui transmettent se décèle dès ses premiers travaux de mise en scène. Après la présentation à La Loge – Paris, de Ceci n'est pas un rêve (2014), première écriture collective avec quatre acolytes du Studio-Théâtre, on lui propose de participer au Festival Fragments d'Été à Paris, pour lequel elle choisit de travailler sur une adaptation de Démons de Lars Norén. La Compagnie La Brèche est fondée à cette occasion, en 2015. Cette pièce-manifeste révèle son attention tournée à la fois vers le geste de l'auteur et le statut du spectateur, sa place, son regard, son état. Elle ouvre ainsi ce qui se distingue dans son parcours comme un premier cycle consacré à l'adaptation de textes du répertoire classique ou contemporain, à la manière dont « la fiction d'une œuvre se confronte au réel ».
Lorraine de Sagazan signe en 2016 le second volet de ce cycle par l'adaptation d'Une maison de poupée de Henrik Ibsen, accentuant la recherche de ce qui, aujourd'hui, réactive le choc des chefs-d'œuvre du passé. Soutenue notamment par le réseau des Scènes nationales, elle déploie sa compagnie La Brèche sur l'ensemble du territoire et se tourne vers l'international. En 2017, elle met en scène le texte lauréat du Prix RFI Théâtre 2017 : La Poupée Barbue d'Édouard Elvis Bvouma, premier spectacle jeune public qui tournera dans huit pays africains. En 2018, sur commande du Conseil Général du 93, elle crée Les Règles du jeu de Yann Verburgh, un second projet adressé à la jeunesse. Cette même année, à Vienne, elle monte une adaptation d'Oncle Vania d'Anton Tchekhov avec des acteurs autrichiens. Elle clôt son premier cycle en 2019 par L'Absence de père d'après Platonov d'Anton Tchekhov dont elle co-signe l'adaptation avec l'auteur et dramaturge Guillaume Poix. Intégrant franchement le vécu des acteurs, cette pièce amorce la recherche qui singularise un second cycle de création tourné vers la collecte de témoignages et la manière dont, cette fois, la fiction répond au réel.

Guillaume Poix co-signe l'écriture des pièces suivantes avec Lorraine de Sagazan, aujourd'hui artiste associée au CDN de Normandie - Rouen, au Théâtre Gérard Philipe – CDN de Saint-Denis et membre de l'Ensemble Artistique de la Comédie de Valence, Centre Dramatique National Drôme-Ardèche. Celle qui interroge le regard des spectateurs, décide de rencontrer ceux qui ne voient pas et convie sur scène un acteur amateur non-voyant dans La Vie invisible. Prise dans les bouleversements provoqués par la pandémie depuis mars 2020, elle abandonne le projet de monter Le Décalogue de Krzysztof Kieślowski pour « radicaliser » le précédent geste en allant rencontrer et interroger au sujet de la réparation autant de personnes qu'il y a de jours dans une année. Le travail d'écriture commune mené avec Guillaume Poix approfondit l'expérience d'une subtile métathéâtralité qui pointait dès les premières recherches menées par Lorraine de Sagazan. Un Sacre est créé en 2021. Accolée à cette pièce, Mater Orba, écrite depuis un témoignage pour une comédienne, est une petite forme vouée à être jouée in situ dans des lieux non dédiés. Au cours de la saison 2022 - 2023, La Vie invisible, Un sacre et L'Absence de père tourneront en France.
Teaser de « La Vie invisible » de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix - Théâtre de la Ville, Paris (2021).
Transmettre
Le théâtre, comme le cinéma, ont permis à l'enfant qu'était Lorraine de Sagazan de grandir à travers l'identification et l'empathie, en amplifiant l'expérience émotionnelle et intellectuelle qu'elle avait du monde. Considérant les rencontres artistiques « comme un outil remarquable d'émancipation au service du plus grand nombre et comme un levier puissant d'éducation populaire sur un territoire », elle et son équipe adressent aux adolescents, amateurs et jeunes acteurs les ateliers de pratique, les actions culturelles et les actions de formation supérieure ou professionnelle qu'ils mènent. En 2022, dans le cadre des Chantiers nomades au Théâtre Gérard Philipe, Lorraine de Sagazan anime un atelier sur deux axes fondamentaux de sa recherche : l'expérience et l'invisible. Elle présente dans le cadre des Nuits de Fourvière une adaptation très libre de Catégorie 3.1 de Lars Norén avec des élèves de différentes disciplines sortant de l'ENSATT. Cette même année, lors des Douze heures des auteurs organisé par ARTCENA dans le cadre du Festival d'Avignon, Lorraine de Sagazan met en scène la lecture par les interprètes Talents Adami d'un texte écrit par Guillaume Poix suite à la récolte de témoignages anonymes à propos de « L'auteur ou l'autrice qui a changé ma vie ». Elle co-met en scène avec Julie Deliquet Fille(s) de, de Leïla Anis, autre artiste associée du Théâtre Gérard Philipe, création collective proposée aux petites filles, aux adolescentes et aux femmes de Saint-Denis qui participent aux ateliers amateurs du CDN.
Lorraine de Sagazan avec les étudiants de l'ENSATT - Les Nuits de Fourvières
C'est à Rome que Lorraine de Sagazan, pensionnaire de la Villa Médicis pour un an à compter de septembre 2022, mènera ses recherches et rencontrera celles et ceux qu'elle écrira avec Guillaume Poix, pour une création annoncée en 2023. Ce projet « s'intéresse à la justice contemporaine et plus particulièrement aux alternatives méconnues et marginales comme la justice restaurative » précise-t-elle. Dans la continuité d'une écriture immersive, elle souhaite « inventer un rituel de justice par le théâtre », à travers un spectacle performance, un film et des installations dans l'espace public en collaboration avec d'autres artistes de la Villa Médicis. En arpentant ces territoires de recherche, elle s'ouvre à d'autres modalités de rencontre. Résolument, Lorraine de Sagazan interroge l'art comme rituel et son pouvoir d'action dans la cité.
