Lorraine de Sagazan explore « un possible théâtre extra-vivant » définit-elle. À chaque endroit de la création, avec acuité, elle cherche à exprimer ce qui est, derrière les mots, à fleur de peau. Émotionnel, sensible, ce vivant vibre entre les corps des acteurs et ceux qui, face à eux, perçoivent, reçoivent, au-delà du verbe. Cette extraction d'un principe vital caractérise son approche qui, sans être psychologisante, cherche manifestement à exprimer l'âme des êtres, ce qui, en eux, est vivant.
Adapter, collecter, écrire
de Lage
En adaptant et mettant en scène les textes de Tchekhov, Ibsen et Norén, c'est à leur geste que Lorraine de Sagazan remonte. Influencée par ses maîtres, metteurs en scène « désobéisseurs », elle s'émancipe du texte pour honorer l'œuvre en allant à la rencontre de l'auteur. Elle actualise le langage, retaille le texte, perturbe son agencement, redistribue les répliques qu'elle larde d'improvisations. Car ce qui l'intéresse est d'en extraire la sève, de raviver l'esprit et l'émotion de l'auteur au moment même de l'écriture comme ceux du spectateur au moment de la réception.
Depuis L'Absence de père (2016), Lorraine de Sagazan travaille avec Guillaume Poix à l'écriture de pièces issues de collectages. Elle conçoit le spectacle, lui passe une commande à laquelle il répond par des propositions qu'ils élaborent ensemble et qui se nourrissent de celles des acteurs. Après l'adaptation de Platonov de Tchekhov, l'auteur met en fiction les témoignages de spectateurs non et mal-voyants. Avec l'acteur Romain Cottard à la dramaturgie, tous trois conçoivent La Vie invisible (2020) pendant le premier confinement et procèdent par allers-retours entre la scène et l'écriture. Pour Un Sacre (2021), après avoir rencontré plus de 300 personnes, prélevé des récits et identifié des « demandes » faites au théâtre, Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix procèdent à une écriture en plusieurs temps, ponctuée d'improvisations au plateau avec les acteurs qui interprètent plusieurs récits, sans distinction de genre ni d'âge. Pour cette même pièce, si son théâtre a toujours été très incarné, la metteuse en scène s'associe pour la première à un chorégraphe, Sylvère Lamotte, pour créer le vocabulaire gestuel d'un rituel du chagrin.

Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix trament de manière plus étroite encore le théâtre dans le théâtre ou la notion même d'intertextualité éprouvée dans la plupart des créations de la metteuse en scène. Au sein de La Vie invisible, deux acteurs rejouent vraisemblablement Petit Eyolf d'Ibsen à travers les souvenirs de Thierry Sabatier.
« Que pourrait être un spectacle dépourvu d'images, un spectacle interrogeant la notion d'image en mettant en scène des acteurs / personnages aveugles pour certains faisant récit de leur condition tout en débordant d'eux-mêmes par l'invention et l'incarnation d'une fiction. »
L'écriture tend, dans son rythme, dans son propos, à être non seulement vue mais entendue et fait ainsi l'objet d'une version radiophonique. Dans Un Sacre, ils prêtent à un témoin, s'adressant aux spectateurs, une réflexion sur le personnage qu'il est devenu et la personne qui l'interprète : « Je serai toujours moins réel que la personne qui est en train de vous dire ça. »
Faire œuvre collectivement
Lorraine de Sagazan affirme un travail de groupe. Avec Antonin Meyer-Esquerré, Romain Cottard, Nina Meurisse, Benjamin Tholozan, Jeanne Favre, Lucrèce Carmignac notamment, rencontrés pour la plupart il y a bientôt une vingtaine d'années au Studio-Théâtre d'Asnières, avec Claire Gondrexon à la lumière, avec d'autres connus depuis et notamment les créatrices Suzanne Devaux aux costumes et Anouk Maugein à la scénographie, elle fait œuvre commune. Un esprit de communauté qu'elle partage notamment avec Julie Deliquet et qui prend forme pour d'autres metteurs en scène de leur génération non plus au sein de collectifs mais de groupes comme Sylvain Creuzevault (comme elles deux, issu du Studio-Théâtre d'Asnières) avec sa bande du Singe.

de Lage
Avec les acteurs, ils ont déjà pu se réunir pour lire des pièces collectivement, débusquer l'émotion et remonter à sa source. Ce travail depuis le sensible caractérise une approche qui s'appuie sur l'intuition, la sensation et se méfie de la raison. Bien sûr, elle constitue une bibliographie qui documente ses sujets mais elle évite tout présupposé. Tout comme Julie Deliquet ou Julie Duclos, le travail de création peut s'effectuer lors de longues improvisations sur le terrain (dans une maison pendant plusieurs jours pour L'Absence de père par exemple) et ne s'arrête pas à la première mais, bien souvent, se poursuit par d'autres semaines de travail.
Lorraine de Sagazan est une directrice d'acteurs. C'est peut-être à cet endroit que se situe son terrain de jeu favori. « La distribution, dit-elle, est un des actes de mise en scène les plus forts. » Elle écrit en fonction des personnalités, qu'elle amène à se raconter, à s'engager totalement dans cette « vérité du présent » de la représentation. Elle les amène à travailler sur l'invisible, des scènes qui ne seront pas vues des spectateurs et des paysages intérieurs qui viennent épaissir le champ de réception sensible de l'œuvre, au-delà de la captation intellectuelle. Sans adopter de méthode particulière, elle cherche l'amusement, l'expérience, pour s'approcher du juste équilibre entre « construction et dévoilement ».
Être fille de son temps
Lorraine de Sagazan sait que le théâtre n'a pas les moyens de représenter le réel ni de le réparer, mais qu'il peut faire advenir d'autres imaginaires, d'autres possibles. Ostermeier, Castellucci, Richter, Mayenburg, auprès de qui elle s'est tournée pour forger son regard sur la mise en scène, outre qu'ils sont tous étrangers et pour certains sont aussi auteurs, ont ceci en commun qu'ils désobéissent aux règles et injonctions pour révéler aux regards d'aujourd'hui ce que le théâtre a de vivant. Elle cite également Ivo van Hove : « mettre en scène une pièce du passé implique de recréer la déflagration qu'ont ressentie les spectateurs le soir de la première ». Et mentionne quelques mentors issus d'autres disciplines artistiques parmi lesquels Sophie Calle (Les Aveugles et plus largement le rapport au réel et à la fiction dans sa création) ou Lars von Trier (l'influence de Dogville sur la scénographie de L’Absence de père ou le film Dancer in the dark comme inspiration à La Vie invisible). Son écriture largement documentée évoque les réflexions de Didier Éribon (L'Absence de père) sur les déterminismes sociaux ou de Vinciane Despret (Un Sacre) sur la présence des morts. Son théâtre a aussi quelque chose à voir avec l'art de tg STAN qui repose sur la vérité de l’instant, la vulnérabilité de l'acteur et cette ligne de crête entre humour et tragédie.
Aujourd'hui, elle interroge ce que peut le théâtre, là où il peut se situer, dans des lieux non consacrés, à travers des formes plus performatives. Elle se tourne même vers d'autres restitutions : un documentaire, une exposition, un livre, d'autres possibles.
Teaser de « Démons » de Lorraine de Sagazan - La Brèche
