Le spectateur est une « force agissante » depuis et vers laquelle Lorraine de Sagazan projette sa recherche d'écriture et de mise en scène. La rencontre essentielle du spectateur avec l'œuvre est corrélée aux rencontres qui opèrent à travers l'acteur lui-même : avec l'œuvre puis avec le spectateur. Entre eux, entre la scène et la salle, le réel de la représentation et la fiction que représente tout récit érigent une vérité possible, propre à chacun. C'est à cette complexité que Lorraine de Sagazan s'exerce sans cesse.
Aller vers ceux qui regardent

Dans son premier cycle, centré sur l'adaptation de pièces abordant la définition de soi au sein du couple, de la famille et de la société, Lorraine de Sagazan questionne la place depuis laquelle le spectateur regarde et celle qu'il occupe dans l'échiquier dramaturgique.
L'espace de jeu flanqué de gradins est passage, arène ou observatoire, au sein duquel les acteurs sont à niveau des spectateurs
Cette proximité induit un risque, accentue l'expérience de la vérité de l'instant théâtral, ultra-présent, « extra-vivant » dit-elle. En montant Démons d'après Lars Noren (2015) – l'histoire ordinaire et cruelle d'un homme et d'une femme qui, chez eux, se déchirent sous les yeux d'un couple de voisins qu'ils ont conviés –, elle positionne de part et d'autre de la scène le public. Un public devenu hôte du couple, invités à l'intérieur même de la pièce – du salon comme de la dramaturgie –, à prendre place et prendre part.
Tournée vers le spectateur, Lorraine de Sagazan interroge le cadre et réfute le classique quatrième mur dramatique. En installant le public en trifrontal dans Une maison de poupée d'après Ibsen (2016) – ou la tentative d'émancipation d'une femme – elle le laisse postuler de l'issue du drame puis, en le dispersant des quatre côtés de l'espace de jeu (L'Absence de père (2016) – adaptation de Platonov de Tchekhov où de jeunes gens interrogent ceux qu'ils sont), elle resserre la focale et diffracte les points de vue : acteurs et spectateurs regardent et se regardent regarder. La rencontre à laquelle la metteuse en scène aspire se manifeste alors lorsque poignent la confidence et le geste de réconfort. Et lorsqu'elle passe au frontal, qu'il s'agisse d'une petite forme nomade (La Vie invisible (2020)) ou d'un rapport traditionnel sur grand plateau (Un Sacre (2021)), elle interpelle le public, déborde de la scène pour intervenir en salle.

En poussant la rencontre avec le public, Lorraine de Sagazan, accompagnée de Guillaume Poix, décide d'aller voir ceux qui, parmi les spectateurs donc, ne voient pas. La metteuse en scène et l'écrivain-dramaturge collectent leurs témoignages et montent La Vie invisible (2020) avec deux acteurs professionnels et un acteur amateur non-voyant, pour interroger ce qui distinguerait la perception sensible du réel de celle de la fiction. En pleine pandémie, alors que les théâtres sont vides et que les rencontres sont restreintes, la metteuse en scène fait un pas de plus vers ce spectateur à qui elle s'adresse. Avec Guillaume Poix toujours, elle va à la rencontre d'environ 300 personnes, récolter leurs mots sur la mort, sur leurs morts, et leurs demandes de « célébration ». Dans Un Sacre (2021), l'acteur n'endosse plus seulement la réplique d'un personnage de fiction mais il se fait à la fois récepteur du secret d'une personne réelle, émetteur de son propre récit comme de la fiction et passeur d'un rituel, d'une émotion, d'un humain vers un autre humain. D'une pièce à l'autre, peut-être est-ce dans cette dimension de rite – cathartique dans Démons – et de rituel – funéraire dans Un Sacre – que se logent les rencontres auxquelles aspire Lorraine de Sagazan ; sûrement est-ce dans la circulation des regards et des paroles, du regardé au regardant, et inversement.
Troubler le réel et la fiction
L'intrication du réel et de la fiction ne cesse de travailler Lorraine de Sagazan. Qu'est-ce que le réel ? « Ce que je comprends et ne comprends pas » dit-elle, ce que l'on perçoit et ce qui nous échappe. Et la fiction ? Cette invention de l'imaginaire est un outil pour densifier l'existence mais aussi pour « ordonner le chaos du réel » dit-elle. Citant Lacan – « Il n'y a aucun espoir d'atteindre le réel par la représentation » -, elle cherche dans son premier cycle à introduire du réel dans les œuvres de fiction. Ce réel qu'elle produit à travers une ré-écriture actualisée du texte et une hyper-présence de l'acteur à qui elle ré-attribue la fonction d'agir, à qui elle demande de ne pas faire semblant mais « exprès » de vivre face aux spectateurs.
Dans L'Absence de père, les acteurs interprètent des personnages exerçant la profession de leurs pères et glissent leurs propres témoignages entre deux répliques. À la suite de ce dernier volet d'un cycle consacré à l'adaptation de trois pièces de Norén, Ibsen et Tchekhov, prise par une « crise de fiction », la metteuse en scène décide d'inverser son principe et d'injecter de la fiction au réel. Elle crée des rencontres, recueille des récits de vie et retrouve la nécessité de la fiction, son caractère inévitable – puisque tout récit comporte une part de subjectivité – et sa fonction révélatrice – de ce qui est, de soi. La Vie invisible retrace le processus qui aurait eu lieu lors des répétitions : tandis qu'un non-voyant témoigne de son vécu d'une représentation, rejoué par deux acteurs, affleurent à sa mémoire des souvenirs, peut-être réels, peut-être fantasmés, qui influencent le récit même qu'il s'est fait de sa vie et le cours du travail. Dans Un Sacre, à partir de témoignages recueillis, elle réécrit en compagnie de Guillaume Poix des textes où s'entrelacent les paroles entendues et où s'immisce l'imagination. Cette fois, le glissement des énoncés se tisse de manière plus étroite entre l'acteur et son personnage à qui il est parfois prêté la conscience d'être incarné par un autre sur scène. Ce qui importe est que le spectateur puisse « embrasser à la fois la fiction et le réel ».
Teaser d' « Un sacre » (2021) de Lorraine de Sagazan - Théâtre Gérard Philippe
Révéler l'irréductible et l'invisible
Lorraine de Sagazan dit travailler à questionner « la nécessité de raconter sans filtre, les êtres de notre époque, leurs difficultés à exister, à vivre ensemble ». Le couple en crise, les filiations, les héritages : dans un premier temps, elle arpente ces terrains de lutte intime, sociale et politique. Puis, dans le cycle qu'elle ouvre avec La Vie invisible, elle s'éloigne de la cellule familiale pour préciser son intérêt pour l'identité même, irréductible à tout système, à tout déterminisme. Avec humour toujours, la colère, la destruction et l'ironie laissent place au chagrin, au soin, à la compréhension et la séparation, à la réparation, à la « restauration » des êtres et de ce qui les relie. Cet irréductible se manifeste aussi dans cet invisible qu'elle tend à révéler, cet entre-lieu, cet inter-être entre la scène et la salle, entre l'auteur, l'acteur et le spectateur.

© Christophe Raynaud de Lage
Cet invisible s'inscrit dans un premier temps dans des scénographies sobres qui esquissent la sphère domestique en quelques traits et plans délimitant les espaces de vie, avec une incontournable table et sans murs aucun (L'Absence de père), incluant les spectateurs. Une esthétique qui, fait rare pour sa génération, s'affranchit de l'image et de l'écran, présent uniquement dans Une maison de poupée comme surface de projection d'une parole non proférée. Le deuxième cycle s'ouvre sur des espaces plus abstraits, du cube blanc de La Vie invisible à l'« hétérotopie » cérémoniale d'Un Sacre, théâtre, chapelle ou purgatoire délabrés mais « habités » de la présence des absents. Le décor, rarement manipulé par les acteurs, est ici démantelé, les lames du plancher ôtées pour qu'apparaissent un semblant de nature, un morceau d'Éden.
