Marie Molliens a affirmé un style original : du cirque sous chapiteau virtuose empreint de poésie. Sa trilogie fondatrice (2013-2019) questionne la place de la femme. Après Morsure (2013), spectacle de rupture assumée, La DévORée (2016), déclaration d’amour au théâtre, Oraison (2019) s’impose comme un manifeste esthétique. Questions existentielles ainsi que réflexions profondes sur le vivant tentent de réenchanter le monde.
Premier volet de ce que Marie Molliens appellera plus tard sa trilogie des Ors, Morsure (2013) est né d’une blessure intime, « une déflagration amoureuse intenable ». Il montre une femme vulnérable, son besoin de consolation et sa férocité. Équilibres, portés, voltige saisissent des fragments d’une histoire d’amour : la rencontre, la passion, la trahison, l’abattement et la rage qui éclate. Comment donc combattre ses démons pour accéder à l’harmonie ? C’est aussi un spectacle irrévérencieux : « Quand j’ai repris la direction artistique, j’ai dû garder les fondements tout en changeant l’identité. Il a fallu la casser, la haïr, la broyer, la digérer. Il faut détruire pour reconstruire. Je devais dépasser ce que nous savions faire et ce que nous avions déjà fait ». Le spectacle a d’ailleurs beaucoup dérangé : « C’était nécessaire pour que Rasposo ait une deuxième vie, un nouvel élan, après déjà 25 ans de créations » (Marie Molliens, Rasposo, Ryo Ichii).
« Morsure », Cie Rasposo, 2013
Ensuite, Marie Molliens se penche plus précisément sur la représentation de la femme de cirque. Icône, elle peut être corps désirable. Cherchant du côté du théâtre, Marie Molliens adapte Penthésilée de Kleist. Dans le mythe, la reine des amazones combat Achille. Bien qu’amoureuse, elle le tue. Dans un accès de folie, elle se suicide devant l’horreur de son acte. Traversées d’ambiguïtés, les femmes de la DévORée, objets de fantasmes et de violences, exhibent un corps à la fois adoré et abaissé. Entre puissance divine et grâce féline.
Après ces deux pièces théâtrales, Marie Molliens se concentre, dans Oraison, sur les figures tutélaires du cirque dans un geste forain plus intimiste mais aux rares déflagrations. Créé avant la pandémie, et au moment du décès de son père, les pensées sur la fin de vie et les visions prémonitoires d’un monde apocalyptique résonnent fort. D’abord emmené sur la fausse piste d’un cirque racoleur, le spectateur est exposé à des tableaux métaphoriques déclenchés par un électro choc, jusqu’à la parade finale. Des clowns symbolisent le dilemme : l’un d’entre eux finit dans une machine à pop-corn, tandis qu’une autre prend de la hauteur. Entre pulsions de vie et de mort, l’œuvre traduit une obsession : fragile, l’être humain peut parfois se soumettre, se sentir impuissant face au chaos. Le cirque de mauvais goût représente l’enlaidissement du monde. Plus guère d’issues de secours pour ces clowns blancs désabusés ! L’orgue de barbarie fait même résonner son agonie.


Avec éclat, la Trilogie des Ors témoigne du monde d’avant, des paillettes comme des étoiles déchues, tout en tentant de rallumer les lumières. Marie Molliens invoque alors Orphée et sa descente aux enfers « pour tenter de nous sauver de la décadence du monde » (Marie Molliens, Rasposo, Ryo Ichii). La sagesse succède à la hargne : « Morsure est un coup de poing, la DévOrée un cri, Oraison une prière », résume-t-elle. On crée pour reconstruire le manque. Oraison est avant tout une prière prononcée sourdement pour mon père. Créé à l’aube de la crise sanitaire mondiale, c’est aussi une oraison au monde, une prière pour l’avenir ». « Double gestation, double accouchement », l’autrice relève, qu’au moment de la création, elle était enceinte de son second fils, Orphée, comme elle l’était d’Achille, pour la DévOrée, autre « résurrection », à ses yeux.