Née en 1978, Marie Molliens grandit dans une famille de saltimbanques, portée par ses parents, Fanny et Joseph Molliens, qui fondent la compagnie Rasposo en 1987. Elle commence par battre le pavé avec eux. La voie de cette « enfant de la balle » semblait toute tracée mais elle creuse son propre sillon, réalisant des spectacles où la technique, irréprochable, s’accompagne d’une dramaturgie exigeante et d’une esthétique singulière. Tiraillée entre tradition et contemporain, mais toujours animée par le goût de l’ailleurs.
Les prémisses d'une funambule
Les parades sur les marchés de Noël, les festivals… « Mon enfance ressemble aux tableaux de Picasso : mélancolie d'une enfance saltimbanque, rude et rose suranné, dans un froid hiver bleu (...). Mon plus lointain souvenir de spectacle est la vision de mes parents faisant rire les passants, à travers l’osier de la grande malle, où mon frère et moi étions cachés avant d’apparaître à la surprise du public », raconte-t-elle (Marie Molliens, Rasposo, de Ryo Ichii, édition ZOT Photo, Tokyo, 2020).
« Funambule sur peaux de bananes », voilà comment son père la présentait. Tendue comme un arc sur une ligne au sol, balisée par les fruits, elle ne devait pas glisser. Le moindre écart faisait frissonner l’assistance. Déjà mûre pour le spectaculaire, la petite Marie, alors âgée de 4 ans, s’évertuera à alimenter cette quête de « l’onde nerveuse », le fondement de son travail.


Vers 7 ans, elle vit sa première expérience sous chapiteau, invitée à travailler un numéro de voltige équestre sur un shetland en première partie d’Eva Shoshana Shakmundes, écuyère de Bartabas. Mais c’est en famille qu’elle commence à apprendre les bases de l’acrobatie. Marie ne veut pas faire du trapèze, comme la plupart des filles. C’est la découverte d’un câble dans le grenier de son grand-père qui impose sa technique.
Marie Molliens part donc à Paris, à 18 ans, compléter sa formation à l’École nationale du cirque d’Annie Fratellini. Élève du grand professeur de fil, Manolo Dos Santos, elle apprend aux côtés des maîtres de la voltige. Intéressée par les portés, elle suit aussi les cours particuliers de Géza Trager, illustre professeur d’origine hongroise. Elle fera du main à main sa deuxième spécialité. Parallèlement, elle entame un parcours universitaire à Paris 8, en Arts du spectacle, qui lui apporte un bagage théorique.
Une délicate transmission

Au fil du temps, les formes légères créées dans la rue prennent de l’envergure. D’abord centrés sur la famille et leurs animaux, avec de nombreuses propositions pour le jeune public, les spectacles de Rasposo entrent peu à peu dans les salles. Ils se présentent comme des divertissements pleins de fantaisies, nourris de la mémoire collective, « l’imagerie populaire, les images d’Épinal et les œuvres de peintres témoins de leur époque ». En 2001, la famille Molliens achète un chapiteau.
Après Cirque en fil (2002), premier spectacle sous la toile, la compagnie familiale s’étoffe avec des artistes associés. Le Chant du dindon (2009) marque l’apothéose de cette période riche (15 créations) saluée par la profession, avec, en 2006, le Prix ADAMI pour l’ensemble de l’œuvre.
En tournée jusqu’en 2012, ce spectacle – le dernier à réunir la famille au complet – met en scène le passage de relais. Dans la continuité de Parfums d’Est (2005), la fresque survoltée rend hommage à la vie nomade et à la troupe. Dans une ode à la fête, les spectateurs trinquent au rythme d’un orchestre tzigane, tandis que les artistes s’accomplissent dans une lutte acharnée : la solitude ou l’appartenance à la tribu.
Ce dilemme, Marie Molliens y sera elle-même confrontée. Après une période de transition, Rasposo change en effet d’identité. Son frère jumeau, complice et partenaire depuis l’âge de 4 ans (corde volante, clown, jonglage, régisseur), et sa sœur (lumières et figurations) prennent d’autres chemins. L’éclatement du noyau familial bouleverse la manière d'appréhender la création. Plus seulement interprète, la jeune femme assume alors l’écriture des spectacles, même si Fanny Molliens poursuit l’aventure, mais comme œil extérieur. Toutefois, l’esprit de troupe va perdurer en intégrant complices et autres proches. Parmi les collaborateurs fidèles figure Guy Perilhou. L’ancien directeur de la Verrerie d’Alès Pôle national cirque Languedoc-Roussillon a d’abord coproduit les spectacle Parfums d’Est (2005), Le Chant du Dindon (2009) et Morsure (2013) avant de rejoindre Rasposo en 2017 comme « contributeur en cirque d’audace ».
« Le Chant du Dindon », Cie Rasposo, 2011
La compagnie bénéficie depuis 1994 de soutiens institutionnels, qui se consolident progressivement tandis que les accueils en résidence et coproductions se développent. Rasposo ralentit le rythme des créations, mais pas la diffusion, importante en France. En 2016, le compagnon de Marie Molliens, Robin Auneau, partage la direction artistique : « Robin est ma complétude, un retour à la vie. Il a dédoublé la force de travail qui nous anime, la charge de travail que l’on peut abattre. Cette compagnie que j’ai reprise seule, il s’y est attelé avec moi et, maintenant, nous tirons le char ensemble » (Marie Molliens, Rasposo, de Ryo Ichii). Associée au PALC (Pôle national Cirque Grand-Est de Châlons-en-Champagne) de 2018 à 2021, Marie Molliens reçoit une commande du Centre national des arts du cirque (CNAC) pour le spectacle marquant la fin de sa 34e promotion. Ce sera Balestra, en 2022.
Entre tradition et contemporain, la consécration
La tradition influence profondément le parcours de Marie Molliens, qui y puise les fondamentaux. L’artiste choisit de perpétuer le modèle familial, en gardant jusqu’au mode de vie en caravanes, malgré les contraintes.
![]() Le petit chapiteau « chapiclette » (2019) © Ryo Ichii | ![]() Démontage du grand chapiteau. (2016) © Ryo Ichii |
Elle fait même du chapiteau, sa matrice, puisqu’il en découle une écriture scénique dans l’espace circulaire. Le cirque demeure le lieu de la perpétuelle mise en danger. Même petite, il n’y a jamais eu de tapis sous le trapèze…
Grandir avec les arts de la rue, alors en pleine effervescence, fut aussi fondateur. Tout (ou presque) était possible. Ce décloisonnement des disciplines a beaucoup inspiré Marie Molliens. Petite, invitée avec sa famille à jouer dans de nombreux festivals, elle a découvert les compagnies emblématiques de cette riche période : « Ces spectacles populaires et audacieux nourrissent encore profondément les miens ». Le rapport direct au public et « la nécessité de l’indiscipline » lui viennent de là. Joseph, son père, soixante-huitard et artiste insoumis, lui a insufflé l’esprit de contestation. Cette liberté, Marie Molliens la cultive précieusement.
Devenue une artiste accomplie, cette cheffe de troupe se fait aussi porte-parole, à Aurillac en 2016 : « Dans l’imaginaire collectif, le cirque n’est autorisé à faire de la création contemporaine que dans les salles, alors que sous chapiteau, il doit se cantonner à faire du divertissement. (…) Or « le chapiteau est du vivant près des yeux, une expérience pour atteindre, le temps d’une représentation, quelque chose de réel, dont tout concourt à nous éloigner, par l’omniprésence du virtuel. Il faut que l’art vivant réponde à notre désir désespéré, parfois, de nous sentir vivant. »
« Parfums d'Est », Cie Rasposo, 2014