Bien qu’au centre de la piste, Marie Molliens fait bouger les lignes. Dans une incessante quête esthétique, son approche narrative mêle plusieurs langages. Par quels moyens touche-t-elle autant les publics ? Sans renoncer à la prouesse, elle a pris de la rue ce qu'elle aimait : l’ouverture et la force des sensations. Sans renoncer à la générosité d’un spectacle partagé avec tous, elle fait appel à la sensibilité du public, toujours avec poésie. Ses spectacles sont nourris de références diverses mais, polysémiques, ils permettent moult interprétations.
Itinérance et chapiteau

Marie Molliens ne conçoit pas de renoncer au mode de production artisanal. Le nomadisme permet d’expérimenter le rapport aux spectateurs. D’abord, dans cette aventure artistique familiale, vies privée et publique s’imbriquent étroitement.
Aller vers des gens, au plus près, souvent dans des quartiers défavorisés, en tout cas loin des centres villes, interpelle les habitants, touchés par cette marginalité assumée, cette façon de réenchanter un quotidien parfois rude.
Le chapiteau de toile au sommet, ses rouges profonds, les loupiotes et les caravanes vintage signalent toujours cet espace merveilleux et accueillant, enraciné dans les plis de nos enfances : la poésie résiste au temps !
Ensuite, les séries de représentations permettent de se poser, de laisser décanter des spectacles nourris de la rencontre avec les publics. Recherches scénographiques, ateliers de construction, phases d’écriture, répétitions se succèdent toujours sous chapiteau, principalement sur le site de la compagnie à Moroges (Bourgogne-Franche-Comté). Mais chaque création est conçue en plusieurs étapes, au rythme de sorties de résidences, des cartes blanches conçues comme des laboratoires où les pistes de recherche passent l’épreuve (ou pas). Sa mère l’assiste à la mise en scène : « Elle me contredit tout le temps. Elle représente la spectatrice lambda que je dois embarquer et je dois me battre pour la convaincre », témoigne-t-elle.
Rasposo fête Noël - France 3 Bourgogne Franche-Comté, 2018
Depuis le noyau originel, la famille s’est élargie. Intégrer les proches aux créations permet de perpétuer la tradition. Dans Oraison (2019), la présence de trois générations met l’accent sur la transmission. Rasposo s’entoure aussi de collaborateurs réguliers : le batteur et percussionniste Christian Millanvois, pulsation cardiaque des spectacles depuis 2005, Milan Hérich apporte son regard chorégraphique depuis 2013, la chanteuse et guitariste Françoise Pierret rejoint la compagnie la même année, tout comme la costumière Solenne Capmas. Serge Lazar (porteur cadre aérien) intègre l’équipe en 2015 puis, en 2016, Robin Auneau (hula hoop, main à main, banquine), la violoniste Hélène Fouchères et le contrebassiste Francis Perdreau enrichissent la distribution. Enfin, c’est au tour de la lanceuse de couteaux Nathalie Kuik, dite « Missy Messy » d’arriver en 2017.
Marie Molliens - Figures libres - Nuit du Cirque 2021 - ARTCENA
Écriture circulaire et figures tutélaires

© Laure Villain
Le chapiteau rend hommage au cirque classique, auquel Marie Molliens voue « un respect sincère ». Dans la lignée des troupes emblématiques, telles Grüss ou Bouglione, elle traduit aussi l’admiration de sa mère pour Fellini. Ces références, qui cristallisent des histoires familiales, infusent les créations, tant sur le plan esthétique que dramaturgique. Marie Molliens puise dans l’imaginaire collectif, convoque les archétypes, pour s’affranchir des codes, les détourner, les tordre. Explorée sous toutes ses facettes, la trapéziste est transfigurée.
Monsieur Loyal n’est pas fréquentable, les clowns ne font plus rire, Pierrot incarne l’inachevé. Considéré comme « colocataire de notre planète », l’animal est « nécessairement » présent sur la piste, mais de façon décalée.
Le félin de Morsure est impressionnant, mais presque inoffensif, en comparaison des personnages. Dans ce spectacle, tigresse ou hommes fauves font preuve d’une sauvagerie sans égale. En revanche, la chèvre Chips, vénérée dans Balestra, en impose, face à des humains désorientés, car ce mammifère symbolise l'agilité physique, l'amour de la liberté et l'obstination.
Quant aux chiens de Marie Molliens, ils sont toujours étonnants : tels des créatures mythologiques, ses lévriers Ulysse, Diamidov, Pablo, Lioubov, Lubomir et Lyskovo sont d’une férocité sans égale, tandis que son caniche fait preuve d’une grande malice.
La création sous chapiteau induit une démarche et des partis pris de mise en scène. Entre cerceaux, plateau tournant et ronds de lumière, le cercle est décliné sous de multiples formes. Achille et Penthésilée de la DévORée combattent dans une arène. Les jeunes rebelles de Balestra se soulèvent en périphérie et dans les airs, mais la piste, d’abord lieu de conflit, devient ensuite agora où trouver des solutions pour sauvegarder la planète. La solidarité est propice au recentrage.
Enfin, le clown blanc d’Oraison, survivance du cirque traditionnel et figure dérisoire du sauveur dans le chaos contemporain, est exposé comme un objet ritualisé au cœur du chapiteau, avant de s’éloigner dans une ultime procession, dehors.
Oraison - L'Azimut
Cirque théâtre (et bien plus)
Plutôt qu’un récit ou une histoire, c’est un cirque théâtre où l’image parle d’elle-même, à l’instar de Romeo Castellucci : « Je voulais faire prévaloir la puissance de l’instant présent et la sensation éprouvée. Dépasser l’artifice tragique en faisant apparaître sur le même plan, la fiction et la réalité, le théâtre et le cirque » (Marie Molliens, Rasposo, Ryo Ichii).
Même avec des fils à trois mètres du sol, situations inouïes et images sidérantes misent sur l’effroi. Impertinence et outrance proviennent de la rue : « Nous sommes encore un peu des gladiateurs, des montreurs d’ours ». Les déflagrations sont également musicales. Systématique, le live, avec de la voix, confère à l’ensemble une touche particulière. L’interprétation de morceaux aux influx nerveux remue les tripes. D’ailleurs, les musiciens sont mis en scène comme des comédiens.
L’effet recherché est cathartique. On pense à Angélica Liddell et au théâtre de la cruauté d’Artaud. La funambule trouve dans la transe de quoi purger sa colère. Les empoignades sont pleines de fougue. Les corps se tendent et les visages se crispent. Comment traduire ces enjeux sur la piste ? Sans filet, les acrobates se suspendent dans un vide abyssal. Marie Molliens cherche « l’instant irréversible », le moment limite, celui où tout peut arriver : la chute, l’accident ou le contrôle, sinon la grâce. Si l’engagement physique est réel, elle traque les renoncements, plutôt que les exploits.

Bien que porteurs de symboles, ses personnages jouent leur vie à chaque instant. Comme l’artiste de cirque. Dénonçant l’artifice théâtral, c’est le langage du corps qui raconte quelque chose : « Je chercherais ce qui est de l’ordre du viscéral, du spirituel ou du transcendantal, à travers l’essence ancestrale du cirque, ce que notre société est en train de perdre : l’ivresse, la transgression, la désinhibition, la place de la mort ».
Débordante et déroutante, l’œuvre bouscule
Marie Molliens se positionne aux antipodes du cirque conceptuel, qu’elle considère « souvent froid et austère ». Que ce soit par le choc, qui agit comme révélateur, ou la beauté, autre source de trouble, elle vise le « rapt de l’âme ». Le goût pour la provocation n’empêche pas le raffinement. La recherche plastique revêtant une grande importance, elle aborde chaque nouvelle création en proposant à son équipe une banque d’images inspirantes. Les costumes font aussi l’objet de toutes les attentions. Marie Molliens aime travailler la matière et fouiller le sens.
![]() « La DévORée » (2017) © Alberto Herraez | ![]() « La DévORée » (2016) © Laure Villain |
Dans la DévORée, le sublime côtoie le gore, comme lorsque ces élégants chiens se jettent sur le cœur encore brûlant de l’aimé. La pluie de paillettes rappelle la sophistication ornementale de Klimt, tandis que les grimaces évoquent l’univers cru des tableaux de Bacon. L’onirisme teinté d’étrangeté, le baroque, font également planer l’ombre de Lynch.
Prosaïsme et poésie cohabitent. Oraison s’ouvre sur un préambule criard (musique tonitruante, chauffeur de salle azimuté) avant la bascule. On nous invite alors à contempler des tableaux vivants qui s’impriment, comme sur une toile, pour l’éternité. Grâce au voile en tulle, les effets de texture appellent au toucher. Marie Molliens ose le grotesque et la sensualité au cœur de la dévastation. À fleur de peau. La dystopie de Balestra n’est pas non plus dénuée de lueurs. Plongé dans les ténèbres, on distingue des pierrots aux teints blafards. Puis la lune a rendez-vous avec le soleil. De la mort à la vie. Nos repères sont chamboulés mais le clair-obscur dessille le regard.
Sans renier ses sources, Rasposo réinvente les arts du cirque. Longtemps confrontée au dilemme « combattre à tout prix ou se laisser atteindre » (Marie Molliens, Rasposo, Ryo Ichii), Marie Molliens a choisi de résister, en créant, inlassablement, dans la lignée familiale mais par-delà les limites. Au sein d’un espace collaboratif fructueux, chaque membre de la troupe négocie avec les codes de la tradition en proposant un cirque théâtre en perpétuelle évolution. Voilà comment l’une des plus anciennes compagnies de « nouveau cirque » continuent de nous surprendre.