Le travail de Marion Siéfert frappe notamment par sa capacité à être résolument actuel. La metteuse en scène a le désir de faire entrer au théâtre des pans largement partagés de la culture qui ordinairement y figurent peu. À cheval entre les arts, elle s’empare de thématiques du temps présent et, sans verser dans le réalisme, ancre profondément son travail dans le réel et peut-être surtout, dans la vie.
Culture jeune
« Aujourd’hui, je suis fascinée par les personnes qui réussissent à subvertir les attentes, à construire un chemin qui ne ressemble pas à une carrière mais à une vie. Je vois bien que le fait même de créer, de façonner des œuvres qui me ressemblent et dans lesquelles je mets tout mon désir et toute mon âme, a une répercussion sur le reste de ma vie. Il n’y a pas de séparation entre l’œuvre et la vie, mais un désir de mettre sa vie toute entière dans les œuvres et les œuvres toutes entières dans la vie.» 1
Marion Siefert en fait un peu sa philosophie. « Ce qui me manque au théâtre c’est que des pans entiers de la réalité n’y sont jamais représentés ». Entendre par là non pas des sphères underground, mais des univers qui peuvent être socialement partagés et qu'on voit peu sur les plateaux. Celui de notre modernité numérique ou des musiques d'aujourd'hui par exemple. En donnant à entendre du rap et du Rihanna, à voir des avatars à la Zelda ou à lire des commentaires Instagram produits en direct, les spectacles de Marion Siéfert portent en eux une incontestable force de renouvellement de l'esthétique théâtrale. La metteuse en scène fait passer la rampe à des champs autant inusités au théâtre qu'ils inondent la société. Ceux d'une culture générationnelle qui va petit-à-petit teinter, espérons-le le spectacle vivant de ses références.
Cette culture générationnelle fait écho à ses personnages principaux, qui ont rarement plus de 25 ans. Qui sont même souvent adolescents. La Jeanne de _jeanne_dark_ (2020), dans sa chambre, se débat avec son corps, ses désirs d'ado et le monde hostile de son lycée. L'autre Jeanne, celle de son Grand Sommeil (2018), est inspirée de sa jeune cousine, au sortir de l’enfance. Et enfin Mara, l'ado de Daddy, victime d'un jeune homme de 27 ans, qui l'attire dans les mailles de son filet pédophile via les jeux en réseaux, n’a que 13 ans. Parmi les jeunes femmes protagonistes de ses spectacles, on compte encore Janice Bieleu et Laetitia Kerfa aka Original Laeti, la vingtaine, danseuse de popping et rappeuse qu'elle met en scène dans Pièce d'actualité n°12 : DU SALE ! (2019). De toutes ces cadettes, Marion Siéfert reprend le vécu, les références culturelles, mais également les préoccupations contemporaines. Pour le dire rapidement, celle de la place de la femme (jeune) dans la société. Avec en filigrane, de manière récurrente, la pédophilie plus ou moins diffuse à laquelle elles sont confrontées et le vortex que produit l'éveil des désirs et les transformations du corps à l'adolescence.
Enfin, de la jeunesse, on sent également que la metteuse en scène reprend cet esprit de révolte et de dérision qu'on y superpose ordinairement. « À ces âges-là, il y a un endroit qui n’est pas encore déterminé, la personne est en train de se construire, on interroge le monde et on ne défend pas une place puisqu'on n'a rien », explique l’autrice metteuse en scène. Une liberté de ton que l’artiste se plaît à reprendre à son compte, qui peut prendre les atours d'une certaine provocation, d’un jeu avec les convenances morales et la bien-pensance. « Le théâtre, c’est un moyen d’affrontement. C’est un endroit où on peut dire des choses qu’on ne peut pas dire ailleurs ».
"_jeanne_dark_", de la scène au "live" - France 24
- 1https://www.festival-automne.com/p/entretien-avec-la-metteure-en-scene-marion-siefert
Arts mêlés
Culture jeune, soit. Aussi parce qu'au théâtre, pour Marion Siéfert, « les œuvres sont pensées dans un contexte assez étroit, restreint à un petit cercle social. Cela crée des pièces étriquées, qui se ressemblent beaucoup. Il n’y a pas assez de place pour la mixité sociale, sexuelle, raciale » poursuit celle qui voudrait que le spectacle vivant puisse « créer de véritables espaces et possibilités de rencontres ». Sa volonté de brasser les milieux sociaux croise ainsi celle de mélanger les univers. Partie la plus saillante de l'iceberg naturellement, l'audace qu'a eue Marion Siéfert de faire entrer le numérique et les réseaux sociaux sur la scène. 2 ou 3 choses que je sais de vous (2016) trace les spectateurs sur Facebook. _jeanne_dark_ dédouble la scène en plateau et chambre d'ado qui livestreame sur Instagram. Ou encore l'univers des jeux vidéo sur le plateau de l'Odéon dans un spectacle s’ouvrant avec la projection sur un écran qui recouvre toute l'avant-scène d'une longue séquence de jeu en réseau type Zelda.
Alors, êtes-vous geek Marion ? Absolument pas. Pas de télé dans sa jeunesse, elle ne touchera pas non plus à une manette de jeu (sauf pour préparer Daddy). Instagram, elle connaît mieux, « y perd son temps comme tout le monde », mais pas plus que ça. Fille de la génération Z à peu de choses près, Marion Siéfert trouve surtout dans ces domaines les outils de dispositifs qui vont structurer ses spectacles. Mais elle navigue aussi vers d'autres arts comme le cinéma qui déboule sur scène dans son Daddy via une longue séquence de remake de film de vampire.


Elle s'essaie d'ailleurs au grand écran, avec Journal d'une femme nwar diffusé en 2023 sur Arte, qu’elle a co-écrit avec Mathieu Bareyre. Réalisateur de films documentaires, il est aussi son collaborateur artistique depuis ses débuts, co-écrivain de Daddy. Ensemble, ils développent actuellement un projet de long-métrage de fiction. Mélange des arts toujours, son théâtre est né dans la performance - l’interaction chaque soir réinventée de 2 ou 3 choses - a depuis toujours proposé des formes au bord de la fiction et du réel, électrisé par un jeu très au présent, des adresses directes au public, des corps chorégraphiés et, souvent, ce goût prononcé pour la transgression.
Le théâtre et le réel

« J'avais besoin de parler de cette partie de ma vie, pas très heureuse, un besoin cathartique ». Marion Siéfert a créé le personnage de Jeanne Dark comme un double d'elle-même. Et ce thème de la pédophilie qui l'imprègne, comme dans Daddy, où Marion Siéfert dit qu'elle s'est inspirée de ce qui est arrivé à l’une de ses proches. La veine (auto)biographique irrigue ses créations. Güven, jeune Albertivillarien révèle son chagrin d'amour et la relation à son père dans le spectacle éponyme.
Dans Pièce d’actualité n°12 : DU SALE ! Marion Siéfert trouve « une qualité d’émotion que je n’avais pas trouvée avant dans mon travail », qui lui donne envie de davantage exposer son histoire et ses failles. Artiste qui ambitionne de rapprocher l'art de la vie – autre signe de son parcours de performeuse – Marion Siéfert ancre son travail dans le réel. Sans jamais œuvrer dans le réalisme mais avec cette volonté de raccorder le théâtre aux mouvements de la société qui l'entoure. Par nécessité personnelle, explique-t-elle à propos de son choix de monter DU SALE ! « J’ai grandi dans une famille de classe moyenne, j'ai été éduquée aux concours et à la prépa, j'ai eu un parcours très français, je viens d’un truc qui n’est pas la vie, où on se retrouve qu’entre Blancs où nous nous ressemblons tous plus ou moins ». Mais aussi parce que pour elle s’impose avec force « la question de savoir quand est-ce que le monde du théâtre se sentira suffisamment menacé pour commencer à agir collectivement et à s’associer vraiment aux grands mouvements de fond qui agitent la société ».
Teaser Pièce d'actualité n°16 : Güven - La Commune CDN Aubervilliers
