Marion Siéfert crée dans la durée. Des spectacles où elle s’engage corps et âme, investiguant longuement leurs futurs univers, cherchant inlassablement les interprètes idoines, puis retravaillant avec eux un texte qui se modèle autour et avec les comédiens. Le tout s’intégrant dans des dispositifs originaux qui doivent permettre à chaque fois d’interroger la théâtralité. Un art conçu finalement comme « art de l'affrontement », dans lequel le spectateur ne peut pas rester indifférent.
Échanges
Est-ce féminin ? Générationnel ? Ni l’un ni l’autre ou les deux à la fois ? Marion Siéfert ne se la joue pas grand démiurge mais conçoit ses spectacles dans l’échange, par les échanges. Avec Mathieu Bareyre en premier lieu. Compagnon de route artistique depuis les débuts et 2 ou 3 choses que je sais de vous (2016). Avec les interprètes ensuite, que Marion choisit avec autant de soin que d’instinct. Lila Houel parmi près de 1000 candidates rencontrées pour Daddy (2023). « Comme elle en parlait, je sentais une sensibilité qui me plaisait. Comme elle jouait, elle était ultra investie et expressive. Il n’y avait rien d’installé dans le rythme, elle pouvait aller vers le tragique et il y avait une vraie force en même temps ». Des artistes souvent hors-circuits, parfois non comédiens. Helena de Laurens, rencontrée via une amie. « Elle avait un parcours particulier comme le mien : des études universitaires, pas d’école nationale de théâtre, elle faisait des performances avec des amis dans un conservatoire d’arrondissement ».


Tous deviennent des collaborateurs avec qui elle travaille longuement le texte au plateau. Louis Peres, qui incarne Julien, le prédateur de Mara dans Daddy confie : « Pendant les neuf mois de répétitions, on a passé des heures à discuter du moindre mot, de la moindre intonation. (…) Marion laisse la possibilité d’une construction minutieuse, avec énormément d’échanges, de propositions, de citations 1 ». 9 mois pour Daddy. Autant pour Le Grand Sommeil (2018). C’est le temps nécessaire pour reconsidérer ce texte qui préexiste le plus souvent, que Marion retraverse, réadapte, coupe et augmente, et surtout modèle sans cesse autour de ses interprètes. « On a passé beaucoup de temps à soustraire, à complexifier des situations et les personnages grâce aux discussions avec les acteurs », confie-t-elle au sujet de Daddy.
Des périodes rudes, éprouvantes, où Marion Siéfert est en quête d’engagement total. « J’essaie d’être la plus généreuse possible lorsque je créé et je cherche la même chose chez les personnes qui travaillent avec moi2 ». Jeanne dans Le Grand Sommeil quitte l’aventure. Un premier rappeur dans Le Grand Sommeil aussi. « Au fur et à mesure, je sens que ça se construit. Je fais confiance au temps, je sais que je ne peux pas obtenir tout tout de suite. Je m’imprègne et le personnage fusionne avec l’acteur. Je m’inspire de leur manière de parler, de leur rythme. Ce n’est pas conscient, mais ça devient du sur-mesure. À la fin, mes interprètes disent souvent que les personnages sont très proches d'eux ».
Marion Siéfert et Helena de Laurens à propos de _Jeanne_Dark - Théâtre Vidy-Lausanne
Dispositifs
Mais remontons encore en arrière pour esquisser la genèse de ses travaux. Pour DU SALE ! (2019) elle écume les battles et open mics en quête de ses interprètes. Pour Daddy, celle qui n’a jamais touché une manette raconte. « J'ai beaucoup discuté avec des gens qui jouaient, j'ai regardé des gens jouer, j'ai demandé à des enfants d'amis de les regarder jouer, ils trouvaient ça chelou. Je me suis même acheté une switch pour vivre ça moi-même, j'ai regardé des vidéos des streamers, je suis même allée sur Discord pour m'intégrer à un rôle play. Instagram c'était plus facile. Là on rentre vraiment dans des univers parallèles vertigineux ».
Immersion donc, puis long travail au plateau qui ne porte pas que sur le récit, les personnages ou leur interprétation. « Ça ne me suffit pas de juste raconter une histoire », explique Marion Siéfert. « Dans un spectacle, il y a beaucoup plus de chances qu'il ne se passe rien que quelque chose. Alors, je cherche à provoquer 1000 réactions. Pas les mêmes pour tous. Je ne veux pas faire rire toute la salle. J’essaye de feuilleter, de changer. Le malaise, la gêne, la honte, je travaille avec. J’aime quand il y a des cris, du dégoût, des rires, du silence. Et le grand plaisir, c’est de sentir la personne sur scène qui prend son piedhttps://sceneweb.fr/portrait-marion-siefert-rupture-populaire/ ».
Pièce d'actualité n°12 : DU SALE ! - Wiener Festwochen
Il lui faut aussi le dispositif qui la fera résonner. C’est Mathieu Bareyre qui a l’idée de diffuser _jeanne_dark_ sur Instagram, en même temps qu’il se joue sur scène. En raison de la Covid, des confinements et des interdictions de se produire en public, la trouvaille fait mouche. Mais surtout, elle crée en salle une multiplicité d’interrogations sur l’acte théâtral et, via ses commentaires en direct, produit une formidable impression de vivant.
Pour Le Grand Sommeil, ce sont les circonstances – sa jeune cousine Jeanne qui quitte le projet – qui créent la forme. « Représenter l’enfance dans le corps de l’adulte, tout ce qu’on pouvait montrer grâce à ça ! Je me suis dit c’est génial, on voit des choses qu’on ne voit pas d’habitude, quand le corps de l’enfant mignon fait écran. Ça permettait de travailler de manière non réaliste, d’inventer une grammaire de ce corps là ». Comme pour l’univers jeu vidéo dans Daddy, le but premier n’est pas de faire original, mais bien de créer une théâtralité particulière. « Je ne vois pas en quoi c’est théâtral de montrer une ado qui fume. Au théâtre, on a besoin d’un endroit, d’un espace de jeu où la fiction puisse prendre et qui résonne avec le monde du théâtre ».
Combat
Voire, qui le fasse trembler. Car Marion Siéfert conduit toujours ses créations avec un combat en ligne de mire. Pour _jeanne_dark_, « les commentaires en direct, c'est quand même quelque chose d'assez sauvage. Le performer qui rentre sur scène doit dompter le temps et les personnes qui le regardent ». Déjà dans 2 ou 3 choses, « c'étaient des représentations où les gens pouvaient parler entre eux, commenter. Des attitudes de spectateurs qui ne sont plus trop autorisées aujourd'hui ».
Marion veut faire bouger les cadres et les esprits. « Je déteste les pièces où tout le monde ricane à l'unisson, où les spectateurs sont sommés de réagir d'une seule et même voix. J'ai été marquée par une phrase de Tim Etchells qui parlait de diviser le public. Diviser non pas au sens de créer un clan de ‘j’aime’ et un clan de ‘j’aime pas’. Mais révéler les dissensions entre les spectateurs, les contradictions à l’intérieur de nous-mêmes, celles qui mettent à mal l’idée d’un ‘nous’ consensuel et fiable 1 ».
Ébranler les certitudes, casser cette impression qu’au théâtre, on va quand même toujours voir, et vivre, plus ou moins la même chose. Faire du théâtre pour Marion Siéfert, cela veut dire aussi éviter « cette entropie (…) qui crée des pièces étriquées, qui se ressemblent beaucoup ». Parce que monter au plateau, ce sera toujours un peu entrer dans l’arène, aller au combat, et affronter sans mollir, autant qu’en tirer du plaisir « l’attente tyrannique [des spectateurs] qui crée cette tension particulière à la scène ». Le théâtre est pour Marion Siéfert « un art de l'affrontement ». Et elle y tient le rôle de l’une de nos meilleures adversaires.
- 1https://www.festival-automne.com/p/entretien-avec-la-metteure-en-scene-marion-siefert
