Dès sa première création, Yoann Bourgeois poursuit une recherche clairement définie et travaille à la création d’une œuvre globale. Décomposant méthodiquement les figures standards du répertoire circassien, il trace un chemin personnel et constitue au gré des années une « constellation » d’installations habitées, à partir desquelles il développe de grands formats pour la scène et des collaborations avec les mondes de la musique, du cinéma et du numérique.
Des prémices sous forme de Fugues
En 2010, Yoann Bourgeois reçoit une commande de la MC2, Scène nationale de Grenoble, et crée Cavale. En plein air, sur le belvédère Vauban qui surplombe la ville, la montagne en toile de fond, deux hommes fuguent, ensemble. Se laissant tomber depuis un escalier, ils rebondissent sur un trampoline pour voler vers leur point de départ. Grâce à l’altitude et à la vue panoramique, se produit une intense expérience de la sensation d’apesanteur et de vertige, qui entre spectaculairement en résonance avec le point de suspension, instant d’apesanteur au sommet d’une trajectoire. Cette performance pose les bases d’une grammaire personnelle qui transforme les figures du répertoire acrobatique et jonglé en motifs poétiques. Elle dessine aussi l’horizon de la recherche de l’artiste, qui vise à créer une poésie particulière grâce à l’implantation in situ de ses scénographies. Une architecture ou un paysage découvrent chaque fois de nouvelles lectures de ses œuvres, et inversement.
Cavale, 2010
Son escalier aux marches qui mènent dans le vide, vient de l’une de ses premières miniatures, Fugue/Trampoline, un impromptu en solo de huit minutes sur une musique de Philip Glass, qui explore la musicalité du geste et le potentiel suggestif de l’élan rattrapé par la chute. Aujourd’hui encore, et sans doute pour longtemps, Yoann Bourgeois continue à habiter cet objet scénique emblématique, point de départ et catalyseur de sa recherche, qui se déploie par répétitions et variations. Entre 2008 et 2011, il crée plusieurs de ces miniatures appelées Fugues, dans lesquelles une personne, et donc un corps, entre en relation avec un objet (balle, trampoline…) et définit son rapport à la gravité.
Fugue / Trampoline, 2011
Des esquisses aux grands formats
C’est encore l’association escalier-trampoline qui porte sa première grande forme, L’Art de la Fugue (2011). Ce spectacle complexe pour la scène frontale connaît un succès retentissant et hisse Yoann Bourgeois au rang d’un grand auteur de la scène, toutes disciplines confondues. Partant de L’Art de la Fugue de Bach, il explore les thèmes et la structure de la partition, qui plie et déplie le temps, et s’inspire du modèle du contrepoint musical, où plusieurs voix se superposent sans hiérarchie, où des motifs se déclinent en variations, apparaissent, disparaissent, ressurgissent autrement. Sur scène, un imposant cube de bois peu à peu se décompose par menus bouts, se transforme en architecture trouée d’énigmes et s’épanche dans tout l’espace. Conçu par Goury, scénographe constructiviste moderne et ludique, ce dispositif est un partenaire de jeu pour Yoann Bourgeois et Marie Fonte, dont les relations sont traversées par une multiplicité de forces et de rapports pour que se forme et se déforme le sens. Cette création croise un nouveau regard sur le langage circassien avec un théâtre chorégraphique sans paroles, profonde métaphore de la condition humaine.
En 2012, Yoann Bourgeois part en Chine, invité à créer un spectacle avec des acrobates de l’école d’art de Dalian. Dans Wu-Wei (2012), il étudie les origines de l’acrobatie et expérimente le wu-wei, principe taoïste dont la traduction littérale pourrait être « le non-agir », qui résonne avec sa propre recherche de l’harmonie naturelle et de l’équilibre entre les forces et qui se traduit chez lui par le concept de « non-manipulation » et l’exposition du corps actif aux effets de la gravité.
Alors qu’il continue à développer les formes mobiles appelées dispositifs, Yoann Bourgeois présente en 2014 un grand format pour la scène, Celui qui tombe, parabole de notre quête existentielle dans un monde mouvant, imprévisible, qui déploie cette réflexion sur le « non agir ». Reclus sur un vaste plancher suspendu, quelques humains luttent contre les folles oscillations du sol, sous la menace de la chute. Ballotés au gré de mouvements soudains, soumis aux caprices espiègles de la machinerie, ces hommes et ces femmes sans cesse réagissent à l’incertain et inventent leur équilibre au présent, cherchant une stabilité éphémère, toujours précaire. Dans ce groupe hasardeux, chacun apprend aussi à composer avec l’autre, semblable et différent, tous devant pourtant affronter la tourmente ensemble. Avec ce radeau instable, qui suit les mouvements basiques des disciplines de cirque - rebond, ballant, oscillation -, Yoann Bourgeois met en jeu l’« acteur-vecteur », mu par la force centrifuge. Il souligne son approche singulière de l’agrès circassien, qui crée une situation dramatique et agit sur les six personnages.
Celui qui tombe, 2014
Une diversité croissante des formes et des rencontres
Malgré le succès de Celui qui tombe, Yoann Bourgeois reprend la création de miniatures. « À mes débuts, j’avais une façon de penser classique. Je voulais atteindre le format de spectacle d’une ou deux heures. Je considérais les formes courtes comme des études ou des résidus. Puis je me suis rendu compte que ces esquisses sont le cœur de mon travail. Je veux jouer partout, y compris dans des lieux non dédiés au spectacle, pour me confronter à l’altérité de l’environnement comme à une contrainte qui m’oblige à être créatif et pour rencontrer différents publics. Je cherche un langage populaire, universel, pour que mes créations puissent tenir partout, sans l’échaudage culturel. » Ce désir chevillé par la maturité définit son champ d’investigation.
Yoann Bourgeois conçoit alors une nouvelle terminologie qui inclut le concept de constellation sous un titre générique, Tentatives d’approches d’un point de suspension. Tous les dispositifs partent d’une forme minuscule qu’est le numéro de cirque, qui fait le lien avec la tradition d’un art populaire. « J’ai choisi de réinvestir cette forme, dont la singulière économie présente de nombreuses spécificités. Le numéro est la forme courte par excellence. On a souvent mentionné une durée qui avoisinerait 8 minutes, mais cela ne veut rien dire. Le numéro est un condensé. C’est la réduction maximale d’une forme qui atteint sa plus grande intensité. » Forte de nombreux modules, cette géométrie variable d’installations circassiennes se décline en fonction des sites les plus divers et a notamment investi le Panthéon, en octobre 2017, mais aussi, sous le titre de Minuit, les scènes de théâtres.
Les Grands Fantômes, 2017
Yoann Bourgeois signe en 2020 le manifeste poétique de cette recherche infinie qu’il nomme Les Paroles impossibles. Il interprète un personnage qui tente de prendre la parole en public, échoue encore et encore, jusqu’à ce que le corps raconte le vertige de ces échecs à répétitions, passant de l’autre côté du discours avec force d’éloquence. Il décline aussi la suspension en imaginant des formes expériencielles et participatives innovantes. En 2021, il créé Démocratie : une grande surface en équilibre où il invite des amateurs à venir chercher l’équilibre ensemble. Le ressort de cette proposition, d’ordre éthique, montre comment nous sommes tous en permanente interaction.
Créateur toujours en questionnement, il aime à se déplacer, sortir du confort de la trajectoire pour éviter l’ornière. Donc s’aventurer ailleurs, traverser d’autres champs que le labour culturel habituel… pour mieux continuer de questionner le point de suspension. Cette exigence du présent absolu résiste à l’accélération frénétique de notre époque. « L’art vivant a une responsabilité éthique d’ordre existentialiste. C’est un combat que l’on n’a jamais fini de mener, qui dit cette joie simple d’être au monde et de faire. » : Yoann Bourgeois revendique l’audace de vivre le moment, sans autre attente que d’embrasser le vivant dans ses multiples faces. « Le vivant, c'est ce dont on n’a jamais fini de faire le tour » aime-t-il à dire.
Sollicité par des milieux divers, il expérimente son savoir-faire et son imagination dans des contextes jusqu’alors inconnus pour lui. Il invente ainsi un culbuto humain au défilé d’Hermès à Shanghai (2018), présente Minuit / Dream in My Head lors d’un concert de la chanteuse Yael Naim à la Philharmonie de Paris (2018), conçoit un immense toboggan qui s’abat telle une vague noire sur le plateau de La Seine Musicale pour sa mise en scène du Requiem de Mozart, avec L’Insula Orchestra dirigé par Laurence Equilbey (2019)… Puis s'associe aux grandes compagnies de danses internationales avec deux premières créations pour le Nederland Dans Theater (Little Song en 2019 et I wonder where the dreams i don’t remember go en 2020) et Hurricane pour le Göteborgs Operans Danskompani. Chaque collaboration naît d’une curiosité de la rencontre et la ravive. Parallèlement, Yoann Bourgeois construit un lien avec les arts visuels. En 2018, il signe avec Michel Reilhac, concepteur de cinéma virtuel, Fugue/VR, une adaptation participative en réalité virtuelle de Fugue/Trampoline. Cette œuvre permet aux spectateurs, munis de casques de réalité virtuelle, de percevoir le mouvement à travers le regard de l’acrobate. Dans le domaine audiovisuel encore, il collabore régulièrement avec des réalisateurs (Kim Gehrig, Oscar Hudson, Marc Fitoussi) pour concevoir des films, des clips (Pardon les sentiments pour Vincent Delerm, Shine pour Yael Naim, Cool off pour Missy Elliott...).
Se déterritorialiser en permanence, être dans un perpétuel changement tout en gardant la constance d’une exigence… Peut-être pour « déjouer le drame de n’avoir qu’une seule vie », comme l’avoue Yoann Bourgeois.
Fugue VR, 2018
