Autant les projets créatifs peuvent modifier un territoire, autant ils sont façonnés à leur tour par leur environnement. Le festival du cirque mexicain FiCHo est né d'une compagnie, Les Cabaret Capricho, mais aussi d'une ville, Guadalajara. César Omar Barrios, l'un de ses organisateurs, nous raconte son histoire.

Guadalajara est la deuxième plus grande ville du Mexique et elle est très conservatrice. D'un côté, nous avons un catholicisme extrêmement présent, avec une influence très forte. De l'autre, nous profitons d'une situation privilégiée au sein du pays : la ville se situe dans une zone qui bénéficie d'une économie dynamique, avec beaucoup de commerces, beaucoup d'entreprises. Elle est proche des États-Unis et du centre de l'Amérique du Sud. Nous sommes donc confrontés à un mélange d'argent et de religion, mais aussi à une forte oppression et à une lutte des classes acharnée. C'est une combinaison épouvantable. Quand j'étais à l'université, on parlait d'une ville à deux visages, une ville des contraires. C'est une ville riche, mais avec également beaucoup de pauvreté. Elle abrite la plus grande communauté gay du pays, mais c'est aussi la ville qui compte le plus grand nombre de décès liés à des agressions homophobes.
Dans un tel contexte, la jeunesse ressent une certaine colère parce qu'elle subit beaucoup d'oppressions. Mais cette atmosphère est également génératrice d'une grande créativité ; une telle exclusion sociale, un tel sentiment d'oppression créent une contre-culture d'artistes dont le but est de contester le conservatisme. C'est pareil pour le public : les gens ont besoin d'être témoins d'une forme de rupture pour pouvoir mieux respirer. À Guadalajara, on trouve surtout le mariachi traditionnel, la culture populaire et certains éléments conservateurs comme la musique classique. Beaucoup de gens veulent échapper à tout ça.

Avant le lancement de FiCHo, nous avions organisé des cabarets tous les mois pendant deux ans. Chaque édition présentait de nouveaux artistes, de nouveaux numéros, dans un nouveau lieu et avec un nouveau thème. Chaque événement durait six heures. Si le public n'était pas satisfait, il pouvait jeter des choux sur scène ; dans le cas contraire, des fleurs. Nous avons puisé notre inspiration dans la lucha libre, sorte de catch mexicain, et la fiesta, qui sont deux passions dans notre pays. Nous n'achetons pas de places pour aller au théâtre, mais si vous nous invitez à une fête, une fiesta, avec des groupes de musique, alors oui, nous serons de la partie !
Nous nous sommes également inspirés du teatro de carpa, ou « théâtre sous chapiteau ». C'est un style de spectacle qui s'est imposé au Mexique dans les années 1930 et 1940, un format mêlant cirque et cabaret, avec beaucoup de numéros comiques qui sont devenus célèbres au fil du temps. Le style général était à la fois très mexicain et très universel. On pourrait le qualifier de mestizo : une forme de métissage, tout comme nous, les Mexicains, nous sommes des mestizos, parce que nous sommes issus du mélange entres les peuples indigènes et les Espagnols. Quand nous avons lancé les cabarets, nous n'avions pas beaucoup d'artistes de cirque dans notre ville. Nous avons donc invité des artistes provenant d'autres milieux : de la danse, du rap, du graffiti, de tous les genres de théâtre et de musique. Il s'agissait d'un vrai laboratoire ouvert à l'expérimentation.
Extrait du spectacle "El Folk Chou!" de la Compagnie Cabaret Caprico
Avec le temps, on a fini par se faire connaître à Guadalajara. Du public, mais aussi des artistes de cirque mexicains, de vieux baroudeurs qui passaient en ville et qui en profitaient pour venir se produire chez nous. Naturellement, les cabarets sont devenus une sorte de lieu de rencontre. Nous avons donc décidé qu'il était temps de se jeter à l'eau et de mettre en place un grand festival. La première édition a eu lieu en 2011, et nous en avons tenu une tous les deux ans depuis lors.

Sensibles, joué au festival FiCHo 2019
Beaucoup de gens sont surpris la première fois qu'ils viennent au FiCHo. Ils ont accès à des spectacles auxquels ils ne pourraient jamais assister dans aucun autre festival, ni dans aucune salle de spectacle, donc les perceptions du cirque évoluent. C'est un processus très lent, et notre influence est très faible, mais nous avons réussi à fidéliser notre public, et le nombre de compagnies de cirque mexicaines est en augmentation. Quand nous avons débuté, il y avait trois compagnies dans notre région ; il y en a maintenant 19. Nous qualifions généralement notre activité de «cirque urbain», parce que les cirques traditionnels sont plutôt basés en dehors des villes. Au Mexique, la plupart des gens du cirque font un autre métier en parallèle pour gagner leur vie.
Par exemple, notre compagnie, Les Cabaret Capricho, abrite des biologistes, des cinéastes, des ingénieurs… Le seul qui a une formation se rapprochant du cirque est un danseur. Nous formons donc une communauté de professionnels qui se posent peut-être un peu plus de questions sur leur façon d'aborder le cirque. Ce n'est pas mieux, ni moins bien, c'est juste une perspective différente de celle d'un artiste au parcours plus classique.
Actuellement, environ 60% du programme de FiCHo est international. Nous avons besoin qu'il soit international, parce que nous avons besoin d'influences des quatre coins de la planète. Dans le cas des artistes appartenant aux jeunes générations, c'est comme s'ils entraient à l'université de YouTube : ils se forment en ligne, ce qui est bien, mais il leur manque une vraie expérience. Pour ce qui est des jongleurs, tout le monde connaît Wes Peden, par exemple, mais personne ne connaît Jérôme Thomas.
Dans le même temps, nous échangeons toujours sur la manière de développer notre propre cirque. Le Mexique est un pays imitateur. Cela fait partie de notre culture. Avant la colonisation espagnole, nous étions composés d'environ 160 nations, chacune possédant sa propre culture et sa propre langue. Puis sont venus les Espagnols, et avec eux le catholicisme, et ensuite d'autres vagues d'immigration encore, des Libanais, des Juifs, des Français. En conséquence, on s'inspire toujours à droite et à gauche, on mélange les choses et les idées : c'est une identité façon mestizo. Ce n'est pas un problème ; c'est notre identité, notre essence. Mais on peut aussi se perdre dans tout ce brassage. À force de copier, il arrive qu'on ne s'approprie pas réellement les choses.
Présentation des compagnies de l'édition de FiCHo 2019
Notre vocation internationale nous a ouvert beaucoup de portes, offert beaucoup d'opportunités. Elle nous a aussi apporté un sentiment de sécurité. Je pense qu'en Amérique latine, et au Mexique en particulier, on a toujours un sentiment d'infériorité: on est moins importants que l'Europe, que l'Amérique du Nord, parce qu'on a moins d'argent, moins d'opportunités.
Quand on vient en Europe, la même question revient toujours dans nos discussions: quand aurons-nous accès à des conditions de création telles que celles que l'on retrouve en France ? C'est comme un rêve, presque absurde : en France, il y a un tel investissement dans le cirque, dans la culture, de telles infrastructures. Mais ensuite, nous rencontrons des gens provenant d'autres régions du monde, d'Europe de l'Est par exemple, et nous nous retrouvons dans leurs expériences. Pas seulement en matière de conditions, mais aussi en matière d'esprit. On se rend compte qu'on a déjà accès à un grand nombre de choses pour lesquelles la France doit débourser de l'argent. Le côté original et nouveau en fait partie. La France doit payer ses artistes afin qu'ils puissent créer, qu'ils puissent rester concentrés. Nous, il nous faut créer pour avoir du travail ; on doit vraiment s'engager dans la recherche, dans l'authenticité, pour gagner sa place.
Parfois, j'ai même l'impression que nous nous impliquons plus à cause du manque de ressources. Nous créons malgré tout, malgré nos conditions. Et avec un enthousiasme extraordinaire ! Nous ne nous arrêtons jamais. Le Mexique traverse aujourd'hui l'un des moments les plus sanglants de toute son histoire. Partout la violence, partout la mort, partout le sang. Et pourtant, les gens disent toujours : il faut qu'on s'en sorte. On va s'en sortir.
Pour les artistes, la provocation, la stimulation sont toujours présentes. Ils ont le sentiment de devoir agir.