Tandis que l’Angleterre subit de manière particulièrement forte la crise économique, le pays de Shakespeare demeure un vivier foisonnant de nouvelles écritures dramatiques. Défendus par le syndicat Writers Guild of Great Britain, les auteurs anglais constituent l’un des piliers de la culture britannique. Au théâtre, ils s’emparent avec brio des questions sociales et politiques qui traversent leur pays, faisant de leurs œuvres un miroir privilégié des transformations du monde. Qui sont ces auteurs et que racontent-ils dans leurs pièces ? Comment ces dernières existent-elles et comment parviennent-elles jusque dans nos théâtres ?
Lors de la dernière édition du Festival d’Avignon, consacrée à la langue anglaise, on a pu découvrir quatre pièces britanniques, comme quatre fenêtres ouvertes sur la magie du théâtre tel qu’il se pratique outre-Manche. Dans la pièce All of it mise en scène par Vicky Featherstone et Sam Pritchard, trois monologues portés par une seule et même comédienne, Kate O’Flynn, ont pu faire entendre l’écriture aussi complexe qu’hypnotique d’Alistair Mcdowall, auteur encore assez confidentiel en France. An Oak Tree et Truth's a Dog Must to Kennel de Tim Crouch, sondaient le pouvoir de la représentation, du théâtre, sur deux scènes pratiquement vides, jonglant avec la complexité du langage. Dans l'Addition de Tim Etchells, c’est autour d’une table qu’un duo de comédiens semblait pouvoir dialoguer à l’infini, s’amusant de l’absurde d’une situation déclinée en une multitude de variations. Le point commun entre ces créations s’il en est un ? Un goût affirmé pour une mise en scène dépouillée de tout artifice, assumant sobriété et dénuement pour laisser la part belle au jeu, et donc au texte. Une vision du théâtre qui nous rappelle qu’au pays de Shakespeare, la scène théâtrale est le temple du langage, l’endroit où l’on célèbre avant tout l’écriture. Plus que nulle part ailleurs, l’auteur y est investi d’une forte autorité ; il est l’artiste qui, selon le théoricien Aleks Sierz, définit à lui seul « la britannicité du théâtre britannique1 ».

C’est d’ailleurs afin de célébrer les auteurs vivants que Tiago Rodrigues a choisi d’inviter les artistes du Royal Court Theatre (ses directeurs Vicky Featherstone et Sam Pritchard, l’auteur Alistair Mcdowall), cette institution londonienne pépinière de jeunes talents. À la fois théâtre, maison d’édition, librairie et centre de ressources, ce lieu incontournable pour les écritures contemporaines a vu passer entre ses murs les auteurs les plus importants de ces dernières décennies, de Sarah Kane dans les années 90, à debbie tucker green aujourd’hui, en passant par Edward Bond, Howard Baker, Mark Ravenhill, Martin Crimp ou encore Caryl Churchill. L’engagement du Royal Court Theatre pour les auteurs s’inscrit dans un paysage théâtral particulièrement dynamique qui, malgré de sérieuses difficultés économiques, reste toujours plus avide de nouveautés, et participe à faire émerger des voix théâtrales de renom. Depuis quelques années, le nombre de nouveaux textes créés sur les scènes anglaises dépasse les reprises de pièces de répertoire. Une tendance qui laisse deviner la vitalité des écritures outre-Manche ainsi que le travail des théâtres qui œuvrent à les valoriser.
Si l’identité du Royaume-Uni est en pleine évolution, aussi bien sur son territoire qu’au sein de la communauté internationale, la nouvelle génération d’écrivains de théâtre y exprime avec force sa multiplicité, se nourrissant des identités plurielles qui la façonnent. Cette multiplicité, et là réside l’une des caractéristiques des auteurs britanniques, s’exprime autant à travers la pluralité des genres convoqués dans leurs œuvres que par leur faculté à naviguer entre les médiums d'expression, passant aussi bien de la scène à la radio, au cinéma ou à la télévision. Une polyvalence qui se ressent au sein des écritures et qui confère au théâtre anglais une grande liberté de ton.
Un théâtre engagé

d'Alice Birch (2017) © Pia Johnson
En 2014, la Royal Shakespeare Company commandait à Alice Birch la pièce Revolt. She Said. Revolt Again2. Écrite en trois jours, en réaction à la phrase de l’historienne américaine Laurel Thatcher Ulrich « les femmes obéissantes marquent rarement l’Histoire », la pièce est un manifeste féministe fulgurant enjoignant les femmes à la rébellion. L’écriture est morcelée, sarcastique, féroce. Tout comme ses personnages, la langue d’Alice Birch refuse d’être sage et se déploie en recherches formelles passionnantes. Revolt est le premier gros succès de l’autrice pour lequel elle remporte le prix George Devine en 2015 et auquel succèderont, entre autres, We Want You to Watch (2015) co-écrit avec la compagnie RashDash, Anatomy of a Suicide (2017)3 et [BLANK] (2019). Alice Birch est citée aujourd’hui comme l’une des autrices les plus importantes de sa génération.
Commencer par convoquer une artiste qui s’est fait connaître par des pièces engagées, en prise avec le réel, c’est mettre le doigt sur le caractère fondamentalement politique du théâtre anglais. Une tradition qui remonte au mouvement des Jeunes Hommes en Colère dans les années 50 et qui s’est par la suite déployée dans les œuvres de David Hare, Edward Bond, Caryl Churchill. Pour saisir les enjeux du théâtre anglais actuel, sans doute faut-il évoquer l’incroyable élan créatif des années 90, qui a vu naître les voix des auteurs désormais consacrés Sarah Kane, Mark Ravenhill ou Anthony Neilson. Ces figures de proue du théâtre dit « In-Yer-Face » (un théâtre coup-de-poing), scandaleusement provocateur, cru et expérimental, ont participé non seulement à un renouvellement des formes, mais aussi à renforcer en Angleterre un goût pour les pièces originales, poussant les théâtres à donner leur chance à de jeunes auteurs. Ces derniers prennent alors progressivement plus de place dans les programmations, et le nombre de théâtres dédiés aux écritures contemporaines grandit rapidement, aidé par une augmentation des subventions publiques au tout début des années 2000.
Le tournant du millénaire, particulièrement faste pour les auteurs, voit fleurir des pièces où se déchaînent les affres d’un monde en pleine évolution, marqué par les attentats du 11 septembre mais aussi par les transformations des relations humaines à l’aune du progrès numérique. Citons The Sugar Syndrome (2003) de Lucy Prebble, une pièce où de jeunes personnages font la rencontre d’un pédocriminel via internet, ou bien Days of Significance de Roy Williams (2007) dans laquelle on suit de jeunes hommes anglais durant les quelques heures précédant leur enrôlement dans la guerre en Irak.
Aujourd’hui, porté par cette tradition de théâtre politique, une grande partie des textes britanniques s’inscrivent en miroir de notre époque. Empruntant au journalisme, au réalisme social, les auteurs réagissent dans leurs pièces à l’histoire immédiate, faisant de l’actualité la matière première de leur théâtre. C’est le cas de la trilogie dite des Inégalités d’Alexander Zeldin, Beyond Caring (2014), Love (2016) et Faith, Hope and Charity (2019), dans laquelle l’auteur dresse le portrait d’une Angleterre minée par les politiques d’austérité. Dans Together (2022)4, Dennis Kelly plonge dans le quotidien d’une famille confinée pendant la pandémie de Covid-19, signant-là un drame intimiste où le déchirement progressif de la bulle familiale se fait écho de l’état du monde.

Se saisir des enjeux contemporains à travers le quotidien de personnages, leurs relations familiales ou amoureuses, voilà bien l’une des forces du théâtre anglais. C’est ainsi que l’on peut évoquer l’œuvre poétique de debbie tucker green, autrice majeure de ces dernières décennies, connue pour ses pièces incisives dans lesquelles elle déploie réflexions sur l’individu et la société, le racisme, la colonisation. Révélée au début des années 2000 avec sa pièce born bad5, l’autrice metteuse en scène est devenue l’une des figures de proue d’un théâtre sans concession où le spectateur est confronté à l’innommable, et où la violence des situations s’impose par les silences de la langue plutôt que par les mots eux-mêmes.
Chris Campbell est traducteur, comédien et ancien directeur littéraire au Royal Court Theatre. Interrogé sur l’engagement politique du théâtre anglais, il établit un lien de cause à effet avec la presse britannique, « tellement mauvaise » selon lui, que cela pousserait les artistes à s’emparer eux-mêmes de l’actualité. « La raison est aussi culturelle. Nous n’avons pas pour habitude, nous autres anglais, de débattre de la politique dans la vie de tous les jours. C’est presque malpoli de le faire dans une soirée entre amis. C’est donc une nécessité de s’en emparer au théâtre. »
C’est donc en prise avec l’actualité que des auteurs ont écrit sur le Brexit, à l’instar de la compagnie Headlong avec les Brexit Shorts : Dramas From a Divided Nation (2016). Mais allant au-delà de la simple chronique historique, le théâtre anglais excelle dans l’observation des effets de l’époque sur les relations humaines, plongeant au cœur de l’intime. C’est sans doute cela qui pousse David Hare à écrire en 1991 : « Si vous souhaitez comprendre les enjeux sociétaux de la Grande-Bretagne depuis la guerre, vous feriez mieux de vous plonger dans les pièces qui ont été écrites à cette période – depuis The Entertainer et Separate Tables jusqu’à nos jours – plutôt que dans n’importe quelle autre source historique. 6»
Dans son ouvrage Rewriting the Nation, british theatre today (2011) Aleks Sierz décrit la scène britannique comme l’endroit où s’expriment avec force les questionnements identitaires, l’expression même de ce qui fait l’identité de l’Angleterre. Ce phénomène s’observe encore actuellement, et s’oriente plus particulièrement vers les questions liées au genre, à la sexualité ou aux origines ethniques. Toujours dans une volonté de rendre compte des enjeux sociétaux qui traversent le pays. Citons la très remarquée Death of England (2020-23), de Roy Williams et Clint Dyer, une trilogie dans laquelle un jeune homme noir, sur le point de devenir père, livre un monologue poignant sur la réalité du racisme au Royaume-Uni. Plus récemment, le tout jeune écrivain Georgia Bruce était finaliste du prix George Devine pour sa pièce Time, Like The Sea (2022), une fable explorant les possibles d’une communauté de lesbiennes confronté à de nouveaux militantismes. À l’origine de l’écriture de sa pièce, « l’envie de voir davantage de lesbiennes, de personnes transgenres et non-binaires sur scène. […] Il semble qu’il y ait un écart grandissant entre le militantisme de ma communauté et celui de l’ancienne génération de lesbiennes, mes aînées queer. Je trouve que c’est à la fois dommage et très intéressant7» explique-t-il dans un entretien accordé au Bruntwood Prize for Playwriting, dont il fut finaliste en 2022.

Ces toutes dernières années, et le phénomène est assez conséquent pour être mentionné, la thématique queer se fait de plus en plus présente dans les textes des très jeunes auteurs, comme ceux salués de Travis Alabalza (Sound of the Underground ; 2023) ou Tatenda Shamiso (NO I.D. ; 2023), tous deux passés par le Festival Fringe d’Edinbourg et le Royal Court Theatre. À l’heure où les questions de genre sont de plus en plus débattues au sein de la sphère politique, cet engouement pour les écritures militant pour davantage de représentation des minorités au théâtre s’inscrit là-encore en miroir d’une société composite.
Des auteurs qui échappent aux cadres
Bien que naturalisme et réalisme restent les styles dominants, Aloysia Rousseau, maîtresse de conférences spécialiste du théâtre britannique, dresse le constat d’une très grande liberté de ton. « À l’inverse de la France où l’on a tendance à enfermer les artistes dans des cases, les anglais s’autorisent à naviguer entre les genres. Ils peuvent passer du drame au vaudeville sans problème, et souvent ils incorporent les codes de ces genres dans la même pièce ». Avec l’humour toujours en filigrane, le théâtre anglais se démarque en effet par sa capacité à concilier les registres, sans mépris pour le populaire. De la science-fiction (The Glow, Alistair Mcdowall ; 2022) à la comédie romantique (Strategic Love Play, Miriam Battye ; 2023), « le théâtre anglais met à mal les frontières ». Cette grande liberté permet aux auteurs anglais de composer des œuvres particulièrement hétéroclites où l’on peut rire de tout.
En outre, cette porosité trouve son penchant dans la répartition du paysage théâtral, encore assez concentré à Londres. Si l’on peut opérer une distinction entre le West End - équivalent anglais du Broadway américain, et les théâtres dits « Off-West End » à la programmation aussi éclectique que pointue, il n’existe pas de barrière infranchissable entre les deux. Aussi, de la même manière que les comédiens peuvent jongler entre les grandes et les petites productions, les auteurs touchent à tout. En 2011, Dennis Kelly signait Matilda the Musical, une comédie musicale inspirée du roman de Roald Dahl, qui a connu un énorme succès et qui a été adaptée au cinéma en 2022… avec un scénario écrit par Dennis Kelly lui-même.
Loin de se cantonner à un seul moyen d’expression, les auteurs de théâtre écrivent aussi pour le cinéma, la radio (plus précisément pour les ondes de la B.B.C) et la télévision. Avec plusieurs films et séries télévisées à son actif, Dennis Kelly est le meilleur exemple de cette perméabilité, mais l’on peut citer à ses côtés Alice Birch, qui a signé le scénario de plusieurs séries et longs-métrages, Roy Williams, debbie tucker green, Lucy Prebble… Aussi, il n’est pas rare que les pièces dramatiques les plus acclamées fassent l’objet d’adaptation à la radio et au cinéma. Fleabag, la série multi-primée portée par Phoebe Waller-Bridge – qui cumule les casquettes d’autrice, comédienne, scénariste et productrice, était à l’origine une pièce de théâtre, un seul en scène, révélation du Festival Fringe d’Edinbourg en 2013.
Phoebe Waller Bridge dans Fleabag, présenté au National Theatre en 2013.
S’il traduit l’influence toute particulière du théâtre sur les autres formes artistiques outre-Manche, ce phénomène trouve aussi des explications plus prosaïques. Sarah Bagshaw, directrice de projets et de partenariats artistiques au British Council, explique le parcours des auteurs par un biais économique. « Dans un pays qui ne connaît pas le régime de l’intermittence, il n’est pas simple pour les artistes de vivre uniquement du théâtre. Pour réussir, ils doivent avoir plusieurs cordes à leur arc. C’est normal qu’ils soient courtisés par le cinéma ou la télé, sachant les moyens beaucoup plus importants qui existent dans ces secteurs ». Selon Chris Campbell, il est même presque impossible pour les auteurs, mis à part les plus renommés d’entre eux, de vivre de leur écriture sans exercer une activité plus rémunératrice en parallèle.
Les auteurs, la priorité des théâtres
S’il serait vain d’énumérer tous les sujets abordés dans les textes dramatiques, tant ces derniers sont variés, on constate toutefois la récurrence de certaines thématiques, énumérées par Vicky Featherstone dans The Guardian en juillet 2017 : transgression des normes, féminismes, changement climatique, peur d’un futur de plus en plus incertain. La directrice du Royal Court Theatre explique cependant ne pas choisir les textes en fonction de leurs thèmes mais pour la singularité de leur voix, à l’inverse de ce qui se faisait au Théâtre national d’Écosse, dont elle fut la directrice fondatrice de 2006 à 2013. « Là-bas, nous nous posions la question de savoir ce qu’il fallait écrire à propos de l’Écosse, et quelles plumes étaient à même de le faire. […] Tandis qu’au Royal Court, nous travaillons à faire émerger les voix individuelles des auteurs, à les développer. La question n’est pas tant ce qu’ils ont à dire que comment nous pouvons les aider à le dire. Ce qui est génial avec ce travail, c’est lorsque vous avez une vraie surprise. Quand un auteur accouche de quelque chose qui dépasse tout ce que vous avez pu imaginer, c’est merveilleux.8 » Cet engagement pour l’accompagnement des jeunes auteurs est révélateur de l’appétence toute particulière des théâtres pour les voix nouvelles. Rien qu’à Londres, ils sont une dizaine à soutenir les nouvelles écritures et à proposer un panel impressionnant d’ateliers à destination des jeunes écrivains, de prix dédiés à l’émergence, et à initier toujours plus de podcasts, blogs et formats journalistiques pour faire découvrir les plumes les plus prometteuses. Même la programmation du Shakespeare’s Globe, centrée sur l’héritage du théâtre élisabéthain, propose des nouvelles pièces de commandes tous les ans.
Au Hampstead Theatre - l’un des bastions des écritures contemporaines qui a fait connaître, entre autres, Harold Pinter, Mike Leigh et Dennis Kelly, le programme « inspire » mentoré par le dramaturge Roy Williams invite chaque année 15 jeunes auteurs âgés de 18 à 25 ans à écrire ensemble et à échanger autour de leurs écritures. Au Theatre 503, des cours d’écriture sont dispensés au cours de la saison par des auteurs tels que Tim Crouch, Steve Harper, Dawn King, Rabiah Hussain. Le Royal Court Theatre, en plus d’offrir un ensemble d’ateliers d’écriture au long cours, parrainés par des artistes de renom, permet aux auteurs de soumettre leurs pièces à son bureau littéraire (qui en reçoit chaque année environ 2000) et s’engage à lire chacune d’entre elles. « Ce dispositif est un moyen pour nous d’apprendre à connaître les auteurs et de nouer de nouvelles relations plutôt que d’offrir un service avec garantie d’obtenir un retour précis sur chaque texte envoyé. L’idée n’est pas de nous envoyer la pièce parfaite, mais de nous donner l’opportunité de repérer votre ambition, votre perspective unique et théâtrale du monde9» peut-on lire sur le site du théâtre.

Chris Campbell fut le directeur de ce bureau littéraire au Royal Court pendant presque neuf ans, jusqu’en 2019. C’est au directeur littéraire qu’il incombe de découvrir de nouvelles plumes, de faire le lien entre les auteurs et le théâtre mais aussi d’agir en tant que conseiller littéraire et d’aider les auteurs dans leurs écritures. Toutefois, il existe assez peu de dispositifs de soutien à l’écriture qui soient rémunérés. Selon Chris Campbell, le meilleur moyen de soutenir les auteurs pour les théâtres, c’est encore de leur passer directement commande ou de monter leur pièce. Beaucoup d’auteurs écrivent d’ailleurs presque exclusivement sur commande (c’est le cas d’Alice Birch qui travaille actuellement à des projets d’écriture pour la compagnie Paines Plough, l’Almeida Theatre et le National Theatre). Outre ces commandes, plusieurs concours, à l’instar du prix George Devine et du Bruntwood Prize for Playwriting offre aux lauréats une visibilité bienvenue, des aides à la création et participent à les insérer dans des programmes de soutien de théâtres comme le Royal Exchange Theatre de Londres.
Un contexte économique sous tensions
Les politiques d’austérité du gouvernement britannique, en vigueur depuis la crise économique de 2008, pèsent effectivement lourd sur les nouvelles écritures et l’ensemble du secteur culturel. En novembre 2022, l’Arts Council England, l’organisme public qui finance les arts et la culture en Angleterre, a annoncé des coupes budgétaires à hauteur de 50 millions de livres. Une décision qui impacte directement les théâtres.

(2011) © Tristram Kenton
Parmi les structures les plus touchées, le Hampstead Theatre a vu sa subvention annuelle de 766, 455 livres réduite à zéro. Une décision ayant entraîné la démission de sa directrice Roxana Silbert, et qui, aux yeux de l’ensemble de la profession, met en péril l’engagement du théâtre pour les nouvelles écritures. Plus de 70 artistes ont écrit au directeur exécutif de l’Arts Council England, Darren Henley, pour souligner à quel point le Hampstead Theatre était vital pour l’écosystème culturel britannique, rappelant que l’institution fut la première à croire dans le travail de nombreux auteurs désormais reconnus.
« Cette coupe budgétaire est catastrophique… et pourrait creuser un énorme gouffre dans notre paysage culturel. Il est absolument nécessaire de préserver ce théâtre qui est l’une des ressources les plus cruciales (et l’une des plus reconnues à l’échelle mondiale) pour les nouvelles écritures qui sont les chroniques de notre temps10».
Cette décision de l’Arts Council England s’inscrit dans une volonté politique de décentraliser la culture, majoritairement présente à Londres et dans le Sud de l’Angleterre, en redistribuant les aides dans le Nord du pays. Mais elle est vivement critiquée par le secteur, qui considère que ce rééquilibrage ne devrait pas se faire en supprimant les subventions déjà existantes et y voit la conséquence directe du déclin progressif des fonds publics alloués à la culture. En 2012 déjà, Nicolas Kent, alors directeur du Tricycle Theatre de Londres, (aujourd’hui renommé Kiln Theatre), démissionnait de ses fonctions pour protester contre la baisse de subventions. Rappelons qu’au sein des théâtres, les fonds publics constituent dans le meilleur des cas à peine 30% de leur budget total, le reste reposant entièrement sur le mécénat et les recettes de billetterie. Le plan de financement du Arts Council England, annoncé pour la période 2023-26, fait donc l’effet d’une gifle supplémentaire pour la profession qui commençait à peine à se remettre de la crise sanitaire… et se débat encore avec les conséquences du Brexit. En 2020, faute de moyens suffisants et à la suite de la pandémie, le National Theatre a licencié 30% de ses effectifs, le Théâtre de Manchester 60%.
Sarah Bagshaw déplore en particulier le retrait du Royaume-Uni du programme Europe Créative, destiné à soutenir financièrement les projets de collaboration entre artistes européens. Elle rappelle qu’avant 2018, 44% des projets financés par le programme comportait un partenaire britannique. Les fonds européens ayant désormais complètement cessé, les théâtres sont contraints de redoubler d’efforts pour trouver des financements supplémentaires. Une conséquence particulièrement lourde que relevait Libération en juillet dernier : « Selon la commission du commerce et des affaires du Royaume-Uni, rien que pour ce programme, le manque à gagner pour le secteur britannique, en comparaison des années précédentes, s’élève déjà à 163 millions de livres (190 millions d’euros).11» S’il est encore assez difficile de mesurer précisément les impacts croisés de la pandémie et de la sortie de l’Union Européenne sur le secteur théâtral, on constate déjà une baisse des coproductions et des échanges avec l’Europe. Il est aussi plus difficile pour les théâtres de faire venir des artistes étrangers chez eux.
Cette austérité économique n’est pas sans conséquence pour les productions et les textes. Selon Chris Campbell, l’écriture des pièces est en partie dictée par un souci de « faisabilité » au regard du contexte financier actuel. Ainsi, les auteurs seraient nombreux à s’autocensurer, s’attachant à écrire des petits formats avec peu de personnages, dans l’idée de délivrer une pièce peu chère à produire pour les théâtres et donc nourrir ainsi l’espoir que celle-ci soit effectivement créée.
Alors, trop de nouveautés tue la nouveauté ? La formule pourrait paraître galvaudée. Et pourtant, il n’est pas inutile de se poser la question, quand on sait à quel point la concurrence est rude dans l’accès au soutien à l’écriture. Si au Royal Court Theatre, le bureau littéraire reçoit plus de 2000 textes chaque année, seuls peu d’élus peuvent espérer intégrer une résidence, ou voir leur pièce effectivement créée. Dans un entretien qu’il donnait au Magazine en ligne Theartsdesk en 2012, Martin Crimp pointait du doigt le paradoxe de cette culture théâtrale qui veut défendre les nouvelles écritures mais ne dispose pas de moyens suffisant pour accompagner les auteurs. « L’énorme succès de notre culture des nouvelles écritures fait que nous avons toujours plus de nouveaux auteurs qui écrivent et donc, inévitablement, de plus en plus de personnes qui sont en concurrence pour un tout petit nombre d’opportunités. Et, bien sûr, notre culture théâtrale met l’accent sur la nouveauté plutôt que sur l’engagement12 ».
De l'Angleterre à la France
Inviter les représentants des nouvelles écritures au Festival d’Avignon, c’était donc aussi pour Tiago Rodrigues faire, indirectement, un pied de nez aux politiques insulaires post-Brexit. En France, les auteurs britanniques peinent encore à être connus, même s’ils font petit à petit leur apparition sur les scènes. Si les pièces des très reconnus Harold Pinter, Edward Bond, Howard Baker, Martin Crimp, Caryl Churchill ou Dennis Kelly ont pratiquement toutes été traduites en français (publiées chez les éditions de l’Arche) et ont pour beaucoup été mises en scène, d’autres auteurs se font plus confidentiels. Si l’Angleterre est connue pour son goût des nouveautés, ces dernières trouvent un écho partiel en France. Selon Séverine Magois, traductrice et membre de la Maison Antoine Vitez, Centre international de la traduction théâtrale, la diffusion en France des textes dramatiques anglais repose en bonne partie sur l’initiative des traducteurs eux-mêmes. Il n'est pas rare que ces derniers traduisent en effet les pièces de leur propre chef, fonctionnant au coup de cœur, sans aucune certitude qu’ils seront payés pour ce travail, puis ils se démènent pour faire connaître les textes auprès des théâtres, des metteurs en scènes et des maisons d’édition.
Dans des cas plus rares, ce sont les compagnies de théâtre qui commandent les traductions directement aux traducteurs. Ce fut le cas pour Revolt. She Said. Revolt Again d’Alice Birch, dont la traduction a été commandée par la compagnie du Théâtre du prisme, pour une création en 2016 au Festival d'Avignon. Au sein de la Maison Antoine Vitez, un comité anglophone se réunit trois fois par an afin d’échanger autour des textes à traduire, et ceux pour lequel il peut espérer obtenir une bourse d’aide à la traduction.

La sortie de l’Union européenne du Royaume-Uni impacte aussi la diffusion des textes dans l’Hexagone. Si l’Odéon - Théâtre de l’Europe, offre une belle visibilité aux auteurs étrangers - on a pu y voir notamment plusieurs pièces d’Alexander Zeldin, qui y est artiste associé depuis 2020, et Simon McBurney -, d’autres théâtres, partenaires du programme Europe créative (à l’instar de La Manufacture à Avignon), ne comptent désormais plus d’artistes britanniques dans leur programmation. La découverte des textes anglais repose aussi sur le dynamisme des metteurs en scène fervents défenseurs des écritures contemporaines étrangères. Arnaud Anckaert et Capucine Lange, de la compagnie du Théâtre du Prisme, en sont de bons exemples. Dans leur répertoire, Sam Holcroft, Duncan Macmillan, Robert Alan Evans, Alice Birch, Nick Payne… et la liste est encore longue. Depuis sa création, la compagnie n’a eu de cesse de faire découvrir ces auteurs anglais qu’elle affectionne, et elle a passé de nombreuses commandes de traduction.
En 2023, Chloé Dabert recevait le Grand Prix Théâtre du Syndicat de la Critique pour sa mise en scène du Firmament de Lucy Kirkwood, traduite par Louise Bartlett. La metteuse en scène, actuelle directrice de la Comédie de Reims, a par ailleurs créé deux pièces de Dennis Kelly (Orphelins, 2019 ; Girls and Boys, 2020), ainsi que Des cadavres qui respirent (2019) de Laura Wade. Cinq pièces de debbie tucker green ont été traduites en français et certaines ont fait l’objet d’une mise en scène. corde. raide, traduite par Emmanuel Gaillot, Blandine Pélissier et Kelly Rivière sera jouée en 2024 au Théâtre de la Tempête à Paris dans une mise en scène de Cédric Gourmelon.
Si les auteurs anglais mettent autant de temps à traverser la Manche, il faut peut-être y voir aussi l'expression de nos différences culturelles. Force est de constater que l’écriture en réaction à l’histoire immédiate qui constitue le sel du théâtre britannique ne connaît pas autant de succès chez nous, comme rappelé par Elisabeth Angel-Perez, Line Cottegnies et Virginie Yvernault, dans leur avant-propos au numéro de Sillages critiques qu’elles consacrent à la représentation de l’histoire immédiate sur les scènes britanniques modernes et post-modernes. Ces différences de goût, couplées au fait que beaucoup d'auteurs dits "de passage" ne soient pas traduits, explique certainement que le théâtre anglais ne s’offre que par petites touches, infiniment précieuses, à la France.
NOTES
1. Aleks Sierz, In-Yer-Face ! Le théâtre britannique des années 90, Presses Universitaires de Rennes, 2011.
2. Revolt. She Said Revolt Again a été traduite en français par Sarah Vermande et mise en scène par Arnaud Anckaert/ compagnie Théâtre du prisme en 2016.
3. Anatomy of a Suicide a été traduite en français par Séverine Magois en 2019, avec le soutien de la Maison Antoine Vitez.
4.Together a été traduite en français par Philippe Lemoine et devrait être publiée par L’Arche éditeur courant 2023.
5. born bad a été traduite en français par Gisèle Joly, Sophie Magnaud et Sarah Vermande, avec le soutien de la maison Antoine Vitez, aux Éditions Théâtrales en 2020.
6. David Hare, Writing left-handed (London : Faber, 1991).
7. " Initially, the impulse to write the play came from wanting to see more lesbians, more trans mascs and more non-binary people on stage. [...]There seemed to be a gulf emerging between the politics of my own community and those of some members of an older generation of lesbians, my queer elders. I found that to be both a shame and dramatically interesting." Georgia Bruce dans un entretien pour The Bruntwood Prize for Playwriting en 2022. La traduction est de nous.
8." With the National Theatre of Scotland, it was about what stories do we need to tell about Scotland, who needs to write them? [...]But at the Royal Court it’s about the individual voices of the writers, nurturing them, what do they need to say, how do we help them to say it? What’s exciting about that is, that’s when you get a real surprise. If a writer does something and it’s more than I could ever have expected, that’s thrilling. " Vicky Featherstone : ‘Theatre is in the middle of a big change’, The Guardian, 2 juillet 2017. La traduction est de nous.
9. "It is a way for us to get to know writers and to build new relationships, rather than a service guaranteed to provide detailed feedback on every submitted script. It’s not about sending us the perfect play, but offering us the chance to spot your ambition, theatricality and unique perspective on the world." La traduction est de nous.
10. "We feel it is nothing less than catastrophic..and could leave an enormous chasm in our cultural landscape. We should surely attempt to preserve one of the most crucial (and world-renowned) resources for the new writing which will be the chronicle of our times." Galton Bridget, « Playwrights warn Hampstead Theatre funding cut ‘catastrophic’ », Ham&High, 16 janvier 2023. La traduction est de nous.
11. Démas Juliette. « Spectacle vivant : avec le Brexit, la sortie des artistes », Libération, 2 juillet 2023.
12. "The enormous succes of our new wriitng culture means that there are so many new writers that inevitably there is a large number of people competing for a small number of opporunities. And of course, our theatre culture puts emphasis on novelty rather than commitment ». Martin Crimp dans Theartsdeks.com, 10 mars 2012. La traduction est de nous.