Thibaud Croisy a présenté sa mise en scène de L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer au T2G en mai 2022. Il la reprend au Théâtre de la Cité internationale du 29 septembre au 7 octobre. Créée dans ce même théâtre il y a cinquante ans, la pièce de Copi ne s'intéresse pas tant à la « condition homosexuelle » qu'à ce qu'il y a d'inexprimable dans tout corps, toute identité, et à la difficulté, voire l'incapacité du langage à dire exactement ce que l'on est. Pour faire honneur au métissage de la dramaturgie de Copi, Thibaud Croisy a réuni un trio d'interprètes flamboyants : Frédéric Leidgens dans le rôle de Madre, Emmanuelle Lafon dans celui de Garbo, et Helena de Laurens pour incarner Irina, l'être singulier et pervers qui tente d'échapper aux assignations et peut-être au langage lui-même. Retour, avec Thibaud Croisy, sur le statut du travestissement dans le théâtre de Copi.
Quel est le rôle du travestissement dans le théâtre de Copi ?
Thibaud Croisy : Disons déjà que contrairement à ce que beaucoup de gens croient, le travestissement n'apparaît pas d'entrée de jeu dans le théâtre de Copi. On le trouve pour la première fois dans la mise en scène de sa deuxième pièce, Eva Perón (1970), créée par Alfredo Arias et le groupe TSE au Théâtre de l'Épée de Bois, mais il n'est pas forcément lié, à cet instant-là, à des problématiques sexuelles ou de genre. C'est un homme qui interprète le rôle d'Evita (Facundo Bo), mais c'est alors moins pour traduire une ambiguïté sexuelle que pour exacerber la théâtralité du pouvoir et la monstruosité de cette icône qui est en train de mourir d'un cancer. D'une certaine manière, on est un peu entre Le Balcon de Genet et Les Vieilles aux visages décrépis de Goya. C'est à la fois grotesque et décadent. Reste que ce travestissement est un choix de mise en scène, il n'est pas imposé par le texte et à la lecture, on pourrait très bien imaginer qu'Eva Perón soit interprétée par une femme. Cela a d'ailleurs été le cas par la suite.

L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer marque-t-il un tournant dans l’œuvre de Copi ?
Thibaud Croisy : Certainement. Avec cette pièce créée en 1971, donc un an après Eva Perón, Copi franchit un cap. Il s’intéresse beaucoup plus frontalement à la sexualité et met au point des personnages aux identités mouvantes, fluctuantes, dont on ne sait jamais très bien s’ils sont des hommes ou des femmes parce qu’ils excèdent les catégories. Et peut-être pourrait-on dire, d’ailleurs, qu’il n’y a plus d’hommes ni de femmes dans L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer, mais seulement des nuances de masculin et de féminin, des endroits de passage, des mots. À l’occasion de notre reprise au Théâtre de la Cité internationale, nous avons imaginé une exposition des photos de Claude Lê-Anh, qui a immortalisé la création originale de Jorge Lavelli dans ce même théâtre. Copi jouait Garbo ; Raymond Jourdan, Madre ; Marianne Eggerickx, Irina. Au-delà du travail sur la mémoire du lieu et l’histoire des représentations, ces photos montrent bien que la première mise en scène proposait un travestissement noir, macabre, gothique, inquiétant, et que les costumes baroques d’Hortense Guillemard transformaient les acteurs en créatures fantastiques et monstrueuses, à mi-chemin entre la commedia dell’arte et les contes pour enfants. On est donc loin du travestissement vaudevillesque et des performances de drag queens auxquels certains ont voulu associer Copi – sans doute parce qu’ils cherchaient plus à plaquer leurs obsessions personnelles sur son théâtre qu’à s’imprégner des forces obscures et souvent contradictoires qui le traversent.
Par la suite, y a-t-il eu d’autres évolutions dans le travestissement ?
Thibaud Croisy : Il y en a eu avec deux autres pièces qui se répondent : Loretta Strong (1974) et Le Frigo (1983). Deux monologues dans lesquels Copi se travestit, seul en scène, et à travers lesquels il livre sa version théâtrale du personnage de la « folle ». Là encore, le travestissement agit comme principe de transformation du monde. C’est d’abord un langage, et un langage qui n’est pas éloigné de la parole, dans la mesure où le travestissement, comme les mots, nous transforme et transforme ce qui nous entoure, de manière magique et en même temps parfois assez vaine. Dans Le Frigo, Copi interprète tous les personnages et change de costume à chaque fois qu’il sort de scène, dans la tradition des revues transformistes ou des spectacles de magie. Le travestissement fonctionne comme une littéralisation de la toute-puissance fantasmatique de l’auteur : sur la scène du théâtre comme sur celle de l’imagination, on peut devenir un homme, une femme, un enfant, un vieillard, un animal ou un objet en un coup de baguette de magique.

Ce travestissement est-il politique ?
Thibaud Croisy : Je dirais qu’il est d’abord poétique. Et que cette poétique a nécessairement des implications ou des répercussions politiques. Le travestissement de Copi est un rapport au monde, une vision de l’être. C’est aussi l’expression du rêve : il acte la prééminence de l’imaginaire, du désir, du fantasme sur la réalité, et il est à cet égard une excellente sortie de secours pour quitter le réalisme et basculer dans le merveilleux. Ou plutôt pour déceler un merveilleux qui est tapi au cœur même de la vie. Sur un plan plus biographique, il faut savoir que Copi côtoyait des travestis, que ce soit à Saint-Germain-des-Prés, à Montmartre, à Pigalle, dans des cafés, des cabarets, ou sur les boulevards où ils se prostituaient. Je crois qu’il était à la fois fasciné par eux, par leur courage, et par ce fantasme de chair qu’ils incarnaient publiquement et qui lui a certainement posé beaucoup de questions. « Moi, je ne suis pas travesti par manque de courage », écrit-il dans Le Bal des folles, sans que l’on sache tout à fait si cette confession est la sienne ou celle du narrateur. « Combien de garçons de douze ans voudraient bien devenir des filles s’ils n’avaient pas peur du monde cauchemardesque des cliniques ? Est-ce que moi j’aurais osé le faire à douze ans, l’âge où je me suis senti le plus fille de ma vie ? J’en suis presque persuadé, mais à cette époque le problème ne se posait même pas, je n’étais pas au courant que cela fût possible. » Et en même temps, Copi ne se prive jamais d’être mordant, voire méchant, à l’égard des « travelos » dont il raconte les vies pittoresques et misérables. Ce qui explique la constante sublimation et désublimation dont le travesti est l’objet, c’est-à-dire cette manière de l’exalter, de le glorifier, de le mythifier, en même temps que de le tourner en ridicule, de le ravaler à ses artifices de théâtre, son maquillage approximatif, son cabotinage de moineau. Beau ou laid, le travesti est logé à la même enseigne que tous les autres marginaux que Copi met en scène : il n’échappe jamais à la satire. Il n’est donc pas connoté positivement ou négativement. Il n’est porteur d’aucune vérité. À part, peut-être, d’être la métaphore la plus vivante du théâtre.

Après la mort de Copi, comment le travestissement a-t-il été mis en scène ?
Thibaud Croisy : De manière assez superficielle, à mes yeux. On en a fait un gimmick, un cliché, sans chercher à le remotiver dramaturgiquement ni à comprendre sa dimension baroque, son sens profond. On s’est contenté de le prendre pour un fait transgressif en soi – ce qui est très discutable – et esthétiquement, on en a fait une représentation assez kitsch avec des costumes criards de type Cage aux folles : mini-jupes en peau de panthère, talons aiguilles, chaussures compensées, perruques, masques, prothèses… Or si on prend la peine de lire attentivement L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer, on s’aperçoit que Copi n’écrit aucune didascalie d’ordre vestimentaire et que ce sont d’abord les répliques qui travestissent les personnages. Ce sont les mots – avant le costume – qui permettent de changer d’apparence et d’identité. Un exemple : le personnage de Garbo apparaît d’abord comme une femme, avant de dire qu’il a « un sexe d’homme », tout en continuant à se conjuguer au féminin. Ce sont donc des phrases qui changent Garbo – les siennes ou celles des autres –, une suite de mots qui nous la font voir différemment, sans que l’on soit d’ailleurs en mesure de vérifier si ce qui se dit est vrai. Dans ma mise en scène, j’ai précisément essayé de faire confiance au langage pour qu’il puisse travestir les corps et que les métamorphoses des personnages puissent avoir lieu dans l’imaginaire du spectateur – plus que dans son regard. Un peu comme à la lecture, en fait. D’ailleurs, je crois que les comédiens n’ont pas le sentiment de jouer des travestis. Je dirais plutôt qu’ils passent par des états de travestissements successifs, un peu comme s’ils changeaient de masque à chaque scène. Mais c’est un masque invisible, abstrait. Le masque des mots. Je n’ai pas cherché la perfection illusionniste, je n’ai pas voulu faire passer un homme pour une femme ou une femme pour un homme. Car encore une fois, je crois que la pièce est au-delà de ça. Ce qu’il faut faire sentir, c’est que l’être humain peut tout être, et que, s’il peut tout être, alors cela veut dire qu’il porte en lui une prodigieuse part d’inconnaissable. Et c’est peut-être cet inconnu-là, cette impossibilité d’accéder à une vérité sexuelle de l’être ou à une vérité tout court, que la figure du travesti incarne magistralement.
L'Homosexuel ou la difficulté de s'exprimer, du 29 septembre au 7 octobre 2022 au Théâtre de la Cité Internationale.