Au fil des décennies, les arts en espace public continuent de chahuter l’espace public. Toujours soucieux de s’adresser au plus grand nombre, ils inventent de nouvelles modalités pour transformer le passant en spectateur. Parfois déployés dans un espace temps reconfiguré, ils se maillent à la fabrique de la ville, questionnent le vivre ensemble et repoussent toujours davantage leurs frontières, tant esthétiques que géographiques.
Pluridisciplinarité
Au mitan des années 2000, les arts en espace public jonglent plus que jamais avec la pluridisciplinarité. Auto proclamés couteaux suisses, les artistes continuent de cumuler les fonctions : auteurs, metteurs en scène, souvent comédiens interprètes, parfois fabricants et constructeurs. Le choix de « jouer dehors car il fait trop froid à l’intérieur » - selon la formule consacrée attribuée à Bruno Schnebelin d’Ilotopie – est toujours assumé, dans une pluralité d’univers qui se côtoient désormais sans s’exclure, au sein des gros festivals ou dilués le temps d’une saison.
La danse continue d’exulter sur le bitume, se faufilant au sein de l’infra ordinaire1, se nichant littéralement dans les interstices urbains2 ou revisitant la statuaire des villes3.
Le verbe, toujours aussi vivace sous la verve de brillants orateurs4 se maille parfois au geste pour évoquer de grandes thématiques sociétales. Ainsi en 2014 au sein de la Débordante Compagnie, le comédien Antoine Raimondi et la danseuse Héloïse Desfarges conjuguent leurs disciplines pour exprimer une entrée en résistance écologique, préférant un témoignage sensible au didactisme moralisateur. Associé à la déambulation, le texte saisit parfois le spectateur dans son corps comme dans sa tête5. Les batteurs de pavés impulsent une nouvelle manière d’incarner les auteurs (Rostand, Dumas…), tandis qu’Edith Amsellem confronte des classiques à l’aune d’un lieu qui en décuple leur propos : joutes épistolaires de De Laclos sur terrain de sport, cruauté infantile de Gombrowicz dans un jardin d’enfants, symbolique du Petit Chaperon rouge confronté au loup dans une forêt la nuit tombée…
ERd'O, Les Liaisons dangereuses sur terrain multisports, 2014
En infusion territoriale, les projets au long cours s’inventent avec les habitants6 ; de manière plus ponctuelle, des installations immersives se fréquentent le long de parcours7. Dans une volonté de faire communauté, d’inédits rituels participatifs voient le jour, à l’instar du plasticien Olivier Grossetête invitant les spectateurs à ériger de monumentaux édifices en carton, ou de la compagnie britannique Station House Opera faisant serpenter un parcours de dominos cascades géants à l’échelle d’une ville.
Olivier Grossetête, La ville éphémère, Marseille, 2013
Ces nouvelles formes rassembleuses de moyens formats vont dans le sens de l’évolution en lice depuis une décennie : devant le manque de moyens alloués au secteur, les grandes formes, en vogue dans les années 90, tendent à disparaître. En parallèle, pullulent les petites formes qui se destinent parfois à un seul spectateur, ou quelques dizaines8.
Transgression et disruption comme moteurs de création
Au-delà de ces convocations publiques, certaines compagnies font le choix de perpétuer une tradition de théâtre d’intervention, qui saisit le passant ici et maintenant. Dans une volonté de « hacker l’espace public », Julien Marchaisseau, à la tête de Rara Woulib joue avec les codes et cadres pour investir la ville parfois de nuit, glissant lentement de traditions haïtiennes revisitées (Deblozay) à un questionnement sur la place réservée au « fou » dans nos villes contemporaines (Moun Fou).
Les marges et les déshérités restent un sujet de préoccupation pour une discipline d’essence militante : relations entretenues par une société avec ses aînés9, rites funéraires réservés à ses indigents10... Les mystifications continuent d’opérer. Si dans les années 2000, Ici-Même Paris pressentait les dérives d’une société sécuritaire et chronophage, il s’agit 15 ans plus tard de prêter attention aux invisibles, cachés ou surexposés (personnes âgées, SDF, éboueurs, militaires…) pour faire saillir une certaine confiscation du regard (Attentifs ensemble).
Ici Même, Attentifs ensemble, 2019
Faire résonner son propos implique aussi parfois de savoir jouer avec le paysage médiatique et politique, à l’instar des Entreprises de détournement montées par Opéra Pagaï, qui s’inventent avec la complicité de la presse locale. C’est bien l’un des savoir-faire que les arts de la rue ont peaufiné au fil de cette décennie : apprendre à composer avec les « œuvriers de la ville », ces divers corps de métier qui font l’urbain, ainsi nommés par la Fédération nationale des arts de la rue dans son Manifeste de 2017.
Les artistes empruntent toujours davantage à la recherche-action, un mode opératoire se nourrissant du terrain, en incluant théorie et pratique issues de disciplines plurielles (urbanisme, sciences sociales…). Primé en 2010 par le Palmarès des jeunes urbanistes, le pOlau, pôle des arts urbains à Tours, se spécialise dans ces rencontres fertiles. Des compagnies fraient à l’occasion avec des paysagistes et des architectes éphémères11, afin de mieux questionner, perturber ou pallier les dysfonctionnements de la fabrique de la ville. Depuis 2008, l’Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine se fait ainsi fort d’examiner l’inconscient des villes pour en révéler les névroses enfouies, afin de prescrire des traitements urbanistiques adaptés.
Reportage sur le Collectif Etc par le webmagazine d’architecture Mies. FR, 2017
Circulation des artistes
Le paysage européen et international s’est structuré au fil du temps. Tandis que la France compte 14 Centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public (CNAREP) à l’orée de la célébration des 10 ans du label, des réseaux maillent désormais le paysage à l’international. Pilotée par Lieux Publics, In Situ se présente comme une plateforme européenne dédiée à la création artistique en espace public. Tous les deux ans, les professionnels du secteur se rencontrent durant les séminaires Fresh Street organisés par Circostrada, en partenariat avec des membres locaux. La discipline s’exporte aussi en Asie : en 2015, la Corée inaugure le Seoul Street Art Creation Center (SSACC), un lieu de fabrique intégralement dédié aux arts de la rue et au cirque, pensé sur le modèle de la Cité des arts de la rue (Marseille 15e). De la Hongrie au Portugal, en passant par le Royaume-Uni, l’Italie ou l’Espagne, les pays inventent ou pérennisent des événements scandant le rythme des saisons.
Autant de bulles permettant aux programmateurs de découvrir de nouveaux artistes, à l’image de Fira Tarrega, qui se tient chaque automne dans les montagnes catalanes. Dans les dunes sableuses de l’île de Terschelling, en pleine Mer du Nord, c’est en début d’été que le festival Oerol accueille des formes dédiées au paysage. À échelle européenne, la notion site specific met en exergue la spécificité contextuelle d’une proposition, encourageant la résurgence d’un théâtre paysage à l’image des saynètes à observer par longue vue de Karl van Welden (Saturn), inspirées du panoptique théorisé par Michel Foucault. Une mouvance du théâtre flamand et néerlandais joue sur les mises en abyme et les jeux de regard entre passants, artistes et spectateurs, parfois tapis dans des dispositifs sans tain12. De manière ludique13 ou plus grave14, une certaine forme de théâtre documentaire se propose de sonder les pulsions intimes des grandes capitales. Adepte des dispositifs originaux, le collectif Rimini Protokoll transbahute ainsi ses spectateurs de camion de fret (Cargo X) en place publique pour des sondages instantanés (100% Stadt).
Benjamin Vandewalle, Birdwatching 4x4, Oostende, 2012
Cette vivacité créative ne doit pas masquer la fragilité du secteur. En 7 ans, le nombre de représentations déclarées à la SACD a explosé en France (de 1 981 en 2010 à 9 078 en 2017), mais le montant alloué reste sensiblement le même, devant le nombre grandissant de petits formats. En 2018, seule une trentaine de compagnies conventionnées est recensée sur plus de 1 000 existantes.
Forts de leur inscription dans le paysage culturel des cités, les arts en espace public se font toujours davantage vecteurs de réalités sociales après 40 ans d’existence. Ils se doivent désormais de composer avec les nouvelles données, tant politiques, sociétales qu’économiques. Car créer avec le paysage géographique autant qu’humain d’un territoire est pour eux une nécessité éthique. Dans un contexte économique précarisé soumis à des dispositifs sécuritaires – et sanitaires - croissants, reste à inventer les nouveaux modèles pour accompagner au mieux cette création épousant les aléas d’une société éternellement mouvante.
