A l'occasion de la 3e rencontre KAHWA, co-organisée par Circostrada, la Fabrique Culturelle et l'Institut français de Côte d'Ivoire en mars 2020 dans le cadre de la 3e édition des RICA - Rencontres Interculturelles du Cirque d'Abidjan et du MASA - Marché des arts du Spectacle d'Abidjan, Claudine Dussollier dresse un panorama du cirque contemporain et de la création dans l’espace public en Côte d'Ivoire et, plus largement, en Afrique de l'Ouest.
Les RICA, un petit festival, véritable levier pour les arts du cirque en Afrique de l’Ouest
Il fallait voir l’ambiance à Cocody en fin d’après-midi du 2 mars 2020. Le public rassemblé autour de la piste dessinée par des pneus de camion, debout pendant trois heures d’affilé, pour découvrir et applaudir le florilège d’artistes circassiens programmés par Chantal Dédjé et son équipe de la Fabrique Culturelle, en prélude de ces troisièmes RICA.

Ce soir-là, c’était la fête sur la place publique de ce quartier populaire. Le programme mêlait les circassiens et circassiennes de Circo Bénin, ceux du Cirque de l’Equateur, du Gabon, celles du collectif féminin et européen Ino Kollektiv, avec les acrobates de Faso Cirque, puis le cavalier burkinabè Madi Dermé. Sans oublier, la belle découverte ivoirienne de cette édition : le groupe Ivoire Cirque Décalé, ces jeunes danseurs acrobates issus du quartier d’Abobo, repérés par le chorégraphe Hermane NIkoko de la compagnie Dumanle, dont l’humour et l’insolence joyeuse ont remué l’assistance. Cette équipe a grandi dans le quartier de Yopougon, elle y a rencontré la chorégraphe franco-haïtienne Jenny Mezile1
et sa compagnie Les Pieds dans la mare. Depuis lors, on voit poindre les prémices d’un projet d’école des arts du cirque dans ce quartier d’Abidjan, promettant d’encourager ces jeunes talentueux qui jouent avec brio des codes de leur ville et du fameux coupé-décalé.
R.I.C.A., est un petit nom sonnant et sonore pour dire « Rencontres Interculturelles du Cirqued’Abidjan». Interculturelles à de nombreux égards : entre artistes africains, entre Africains, Européens et Canadiens, entre artistes et publics... « Rencontre » est bel et bien le maître mot qui guide ce festival !
Les RICA démarrent dans plusieurs quartiers populaires les jours précédant l’inauguration du festival proprement dit, dont les spectacles sont présentés dans la salle de l’Institut français en centre-ville. Ces après-midis publics sur la place de Cocody ou encore dans la vaste cour d’une école primaire d’Abobo rassemblant plus de 2000 enfants et de nombreux parents, sont des rendez-vous importants dans la stratégie menée par la Fabrique Culturelle pour faire connaître le cirque et élargir ses publics. L’économie du festival repose sur sa capacité à agir sur plusieurs fronts : éducation artistique, programmation payante en salle et gratuite dans la rue, partenariat et interventions dans les établissements scolaires. Les artistes invités jouent le jeu en assurant des ateliers avec les habitants, avec les jeunes dans les écoles publiques et privées. Les RICA comprennent aussi en journée, une tournée des spectacles jeune public dans les écoles et des séances d’initiation auprès des élèves.
Les RICA 2020 ont offert un programme diversifié et international, faisant la part belle sur la scène de l’Institut français à plusieurs troupes africaines du continent : la compagnie malgache Zolobe avec Sakasaka, Térya Circus de Guinée-Conakry avec Ikawana, le cirque équestre de Madi Dermé du Burkina Faso avec Je me souviens. Quatre groupes européens et nord-américains élargissaient la palette des esthétiques : l’Académie Fratellini de Paris, Métis’Gwa de Guadeloupe, les 7 jeunes interprètes européennes avec Ino Kollektiv, et le Cirque Kalabanté, parti de Guinée pour vivre et se développer au Canada. L’événement de cette édition a été assurément la présentation de No limits, premier spectacle du Cirque National de Côte d’Ivoire. Sous la houlette du chorégraphe Georges Momboye, il a enthousiasmé le public, apportant une pierre marquante dans la dynamique en cours vers un vrai secteur du cirque en Côte d’Ivoire. Les composantes de ce dernier sont encore fragiles et cherchent à consolider ses acquis, ses ressources et son organisation. Certes ! Mais ces 3e RICA attestent d’un ancrage effectif dans la capitale ivoirienne avec un festival international, un cirque national, et l’émergence de jeunes équipes.
Cirque National de Côte d'Ivoire, "No limits", reportage TV5 monde, 2020
S’il manque « tout », c’est à dire les lieux, l’argent, une politique publique en faveur du cirque, de nouvelles compétences pour renforcer la formation amateur et professionnelle, il y a aussi « tout » pour réussir : la volonté, les compétences, un vrai public qui ne cesse de croître d’année en année, des écoles et des institutions demandeuses, et des acteurs déterminés comme Chantal Djédjé, Georges Momboye, et quelques autres.
De ce fait, en organisant pour la première fois des rencontres professionnelles internationales dans le cadre de ce troisième rendez-vous KAHWA, co-organisé avec le réseau Circostrada au cœur du festival, les RICA se sont aussi positionnées et jouent d’ores-et-déjà un rôle décisif dans le paysage africain du cirque.
- 1Jenny Mezile, chorégraphe franco-haïtienne, installée à Abidjan depuis longtemps qui a fondé la compagnie Les Pieds dans la mare
« Le travail collaboratif panafricain a commencé » pour le cirque

Cette phrase lancée en fin de journée de la réunion KAHWA#3 du 6 mars, par Chantal Djédjé, résume bien l’esprit des réunions qui se sont tenues et les pistes concrètes qui s’en sont dégagées en termes de projets à mettre en œuvre dans les deux ou trois prochaines années. De riches échanges ont porté sur quatre thèmes d’actualité pour le continent africain : la diffusion, l’accès du cirque à de nouveaux publics, la création des agrès et les liens entre les pratiques traditionnelles et la création contemporaine. Les participants, artistes des RICA, quelques-uns venus pour le MASA, acteurs culturels locaux et internationaux, ont échangé toute une journée dans la très accueillante Fabrique Culturelle. Les réflexions croisées des participants béninois, gabonais, burkinabè, sénégalais, ivoiriens, malgaches, éthiopiens, guadeloupéens, français, anglais, américains, guinéens, canadiens, marocains, algériens, portugais, italiens, ont débouché sur plusieurs axes à développer.
Le premier axe est celui de la recherche panafricaine, notamment sur les agrès et sur les pratiques endogènes s’apparentant au cirque sur le continent. Le deuxième axe est celui de l’organisation de la diffusion à travers le continent, en reliant les festivals existants, en faisant connaître les artistes et les compagnies, en encourageant la création de fédérations nationales et d’une association panafricaine. Les enjeux ? Faciliter la circulation des informations, accroître la visibilité des propositions artistiques et travailler sur du plaidoyer en faveur du cirque à l’échelle du continent. Le troisième axe est celui de la création, avec la préoccupation de trouver des partenaires nouveaux et de renforcer les moyens de production. Le quatrième est celui de l’éducation artistique au cirque et par le cirque, et la formation artistique, technique et professionnelle des jeunes équipes.
Sont nés trois projets concrets en gestation, à peine ralentis par le Covid-19 qui a fait irruption dans le champ international juste après les RICA et le MASA. Un projet de production tripartite avec Fekat Circus en Ethiopie, Georges Momboye en Côte d’Ivoire et Sencirk’ au Sénégal est lancé. Parallèlement, une coopération se met en place sur la question des agrès, et la concertation se poursuit pour créer une « Fédération des arts du cirque en Afrique ». Rendez-vous aux prochaines RICA !
Reportage 5e jour des RICA 2020
Les arts du cirque et les arts en espace public au MASA

lors de la parade du MASA
Le MASA, grand rendez-vous international, prenait le relai de ces festivités abidjanaises dès le 7 mars. D’entrée de jeu, c’est la parade qui traverse l’immense commune d’Abobo, magistralement orchestrée par l’artiste chorégraphe Massidi Adiatou pour l’ouverture de ce marché africain des arts de la scène. Toute la créativité de la population dans sa diversité était révélée et sublimée dans cet événement rassemblant artistes, habitants, amateurs, associations de quartier, écoles de danse et de musique, tous investis sous la houlette du maestro et son équipe, parés de costumes chatoyants, souvent baroques, et animés par des chorégraphies soigneusement définies et répétées. L’ensemble donne un esprit, une joie, un plaisir de la transgression sur un mode carnavalesque, et la fierté de participer à une manifestation nationale et internationale. Le défilé était escorté par une marionnette géante, conçue et animée par la compagnie Ivoire Marionnettes, et dirigée par l’artiste Soro Badrissa.
Massidi Adiatou est capable de faire danser une ville entière. Avec sa compagnie N’Soleh, basée dans le quartier de Yopougon, c’est avec des jeunes artistes de danse urbaine et acrobatique qu’il crée des spectacles qui sont présentés dans la rue comme dans les salles. Son dernier manifeste, Faro-Faro, a été présenté dans le MASA pour le bonheur du public et de la délégation de Circostrada en particulier. Plusieurs autres artistes des arts de la rue et des arts du cirque étaient programmé dans le MASA, tels que Said Mouhssine, artiste marocain de parkour et cirque, avec Routine, et Patricia Gomis, artiste mixant théâtre d’objet, arts de la rue et du cirque, fondatrice de l’association Djarama au sud de Dakar au Sénégal. Toutefois, le cadre foisonnant et pléthorique du MASA ne permettait pas de lisibilité particulière de tel ou tel secteur. En effet, les enjeux portés par le MASA sont énormes car il est le seul marché artistique de l’Afrique francophone. Tous les deux ans, il présente au grand public et aux professionnels du monde entier des spectacles venant de 40 pays, de toutes les disciplines du spectacle vivant, musique comprise. Le défi est de taille et les conditions parfois limites, compte tenu des lieux et des moyens disponibles, malgré le grand nombre de partenaires et de sponsors, et l’engagement du ministère de la culture de Côte d’Ivoire, bien sûr.
Faro-Faro, Compagnie N'soleh, 2019

Le second rendez-vous inscrit au programme de ce KAHWA#3 s’est tenu dans le cadre des rencontres professionnelles accueillies par le MASA. Il a réuni des artistes et programmateurs de cirque, de théâtre de rue et de marionnettes. Le débat a permis de partager les expériences de plusieurs festivals et de réseaux qui se mettent en place dans la sous-région du continent. Y contribuaient en particulier Amélie Tapsoba, présidente du collectif ACMUR et membre du réseau Ma rue, Mario Barnaba représentait la FNAS (Fédération, nationale des arts de la rue en Italie), Stéphane Segreto-Aguilar, pour Circostrada, Chantal Djédjé pour les RICA et Richard Djoudi de Térya Circus pour le développement des arts du cirque. Il est clair qu’il est très important d’encourager l’existence de réseaux intra-africains d’opérateurs culturels pour défendre les axes de développement de chaque secteur artistique.
Atouts et écueils au développement du cirque

devant la Fabrique Culturelle
Revenons sur les fondamentaux du cirque en Afrique, éclairés par les KAHWA#3 et les rencontres avec les artistes et opérateurs présents. Le cirque dans les pays africains a tout d’abord présenté une forte résonance sociale. En effet, cette discipline a été fortement encouragée par la coopération internationale - canadienne en tout premier lieu, européenne ensuite - pour ses vertus mobilisatrices d’énergie et de créativité, pour les jeunes en particulier, les jeunes déshérités, enfants des rues ou des quartiers populaires. C’est ainsi que l’ONG Jeunesse du monde, liée au Cirque du Soleil, a financé et accompagné un important programme de formation aux arts du cirque et d’ateliers auprès des publics, dans les années 1980-90, dans plusieurs pays : Guinée Conakry, Sénégal, Côte d’Ivoire, Bénin, Ethiopie, ...
D’autres initiatives, dans un cadre de coopération bilatérale, des institutions comme le Pôle National Cirque et Arts de la rue d’Amiens (France) ont conforté des programmes dans le même sens, dont l’association Faso Cirque au Burkina Faso est un très bel exemple. Fortes de ces formations et actions dont ils ont bénéficié depuis une vingtaine d’années, les compagnies qui existent encore aujourd’hui sont le plus souvent cantonnées à deux types d’interventions pour survivre : d’une part, les interventions à finalité sociale, dans les camps de réfugiés, auprès des enfants des rues ; d’autre part, les prestations privées, pour l’événementiel ou pour la formation d’élèves dans les écoles privées.

et de Faso Cirque du Burkina Faso
Pour autant, ces équipes aspirent à créer des spectacles, mais elles peinent à trouver les partenaires appropriés et les moyens de production manquent cruellement sur le continent. De ce fait, bon nombre d’artistes circassiens, souvent parmi les plus talentueux, partent en Europe, au Canada ou aux États-Unis, poursuivre leur carrière. Des pays comme la Guinée Conakry ou l’Éthiopie ont vu se créer au fil des trente dernières années, plusieurs compagnies et écoles de cirque qui ont produit de nombreux artistes, tout en assurant cette mission sociale et éducative tout à fait précieuse. Toutefois, malgré de très beaux spectacles qui ont largement tourné à l’international, comme ceux de Circus Ethiopia et du cirque Baobab, les à-coups subis dans les financements et dans les politiques nationales, s’ajoutant parfois aux divisions rencontrées au sein des équipes, ont ralenti la structuration durable du secteur. Pour résoudre ce problème de fuite des talents et ces difficultés structurelles, il faudrait donner à ce secteur une assise dans plusieurs pays africains.
Cela ne peut provenir que d’un changement de regard de la part des États et leur ministère de la Culture et par l’identification du potentiel créatif des arts du cirque, en dehors de l’événementiel et du social, ce qui permettrait de mettre en place une politique de soutien adaptée au pays. Par ailleurs, les bailleurs, coopération européenne ou internationale, qui interviennent sur le champ culturel, doivent aussi prendre en compte la part de création nécessaire à ce secteur, en reconnaissant ses besoins en termes de formation, de production et de diffusion.
De ce point de vue, la constitution d’une fédération des arts du cirque, en animant le réseau des artistes et des opérateurs du continent, pourrait dégager des programmes transversaux de formations, tant artistiques que de management, pour renforcer les capacités des leaders à développer une économie appropriée. Cela va de pair avec un travail sur la diffusion des œuvres et la promotion des festivals qui existent. Cette approche est celle que la CGLU Afrique2 entend mettre en œuvre dans le cadre de son projet de « capitales culturelles africaines », par des programmes structurants mis en place pour des secteurs précis entre deux éditions.
- 2Cités et Gouvernements Locaux Unis d'Afrique
Cirque et art en espace public, des potentialités et des perspectives à l’œuvre en Afrique
Les arts du cirque et les arts de la rue attestent d’une capacité à aller vers des publics les plus diversifiés dans les campagnes malgaches, comme dans les quartiers dakarois. Celles et ceux qui ont créé et qui animent les compagnies ont l’expérience du monde rural, à l’instar des Zolobé, ou des conditions de vie dans la rue, comme les promoteurs de Sencirk’ à Dakar. Ils ont des compétences et sont déterminés à vivre de leur art dans une vision humaniste, compatible avec un engagement fort dans leur société. La dynamique actuelle est moins sociale que culturelle, elle puise dans les modes artistiques endogènes, contes, récits, prouesses inscrites dans les pratiques anciennes, parfois cultuelles et initiatiques.
Cette connexion avec les différentes références dites traditionnelles et les disciplines variées, transformées par la vie urbaine, l’immigration, internet et la communication numérique, fait que les artistes circassiens, qu’ils soient clowns ou acrobates, danseurs et musiciens, se placent au cœur des enjeux du développement du continent africain. Les artistes rencontrés aux RICA et au MASA, en sont les représentants. Les rencontres KAHWA#3 et les projets fédérateurs et créatifs qui en émergent, constituent un signe très positif et stimulant dans un « paysage en chantier ».


Le cirque en Afrique vu de Côte d'Ivoire
par Claudine Dussollier
Circostrada, 2020
Stradda - Spécial Afriques

AFRIQUES
Eclats de rue et création
Stradda n°8
HorsLesMurs - avril 2008
